Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/154

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Notre-Dame d’Atocha[1], ou qui n’avaient pas voulu se défaire de leur argent comptant en faveur des frères hiéronymites. On chanta dévotement de très belles prières, après quoi on brûla à petit feu tous les coupables ; de quoi toute la famille royale parut extrêmement édifiée.

Le soir, dans le temps que j’allais me mettre au lit, arrivèrent chez moi deux familiers de l’Inquisition avec la sainte Hermandad : ils m’embrassèrent tendrement, et me menèrent, sans me dire un seul mot, dans un cachot très-frais, meublé d’un lit de natte et d’un beau crucifix. Je restai là six semaines, au bout desquelles le révérend père inquisiteur m’envoya prier de venir lui parler : il me serra quelque temps entre ses bras, avec une affection toute paternelle ; il me dit qu’il était sincèrement affligé d’avoir appris que je fusse si mal logé ; mais que tous les appartements de la maison étaient remplis, et qu’une autre fois il espérait que je serais plus à mon aise. Ensuite il me demanda cordialement si je ne savais pas pourquoi j’étais là. Je dis au révérend père que c’était apparemment pour mes péchés. « Eh bien, mon cher enfant, pour quel péché ? parlez-moi avec confiance. » J’eus beau imaginer, je ne devinai point ; il me mit charitablement sur les voies.

Enfin je me souvins de mes indiscrètes paroles. J’en fus quitte pour la discipline et une amende de trente mille réales. On me mena faire la révérence au grand inquisiteur : c’était un homme poli, qui me demanda comment j’avais trouvé sa petite fête. Je lui dis que cela était délicieux, et j’allai presser mes compagnons de voyage de quitter ce pays, tout beau qu’il est. Ils avaient eu le temps de s’instruire de toutes les grandes choses que les Espagnols avaient faites pour la religion. Ils avaient lu les mémoires du fameux évêque de Chiapa[2], par lesquels il paraît qu’on avait égorgé, ou brûlé, ou noyé dix millions d’infidèles en Amérique pour les convertir. Je crus que cet évêque exagérait ; mais quand on réduirait ces sacrifices à cinq millions de victimes, cela serait encore admirable.

Le désir de voyager me pressait toujours. J’avais compté finir mon tour de l’Europe par la Turquie ; nous en prîmes la route. Je me proposai bien de ne plus dire mon avis sur les fêtes que je verrais. « Ces Turcs, dis-je à mes compagnons, sont des mécréants

  1. Sur Notre-Dame d’Atocha, voyez dans les Mélanges, année 1769, une des notes de Voltaire sur son Extrait d’un journal (ou Mémoires de Dangeau).
  2. Les Cases : voyez tome XII, pages 384 et 401 ; et tome XX, page 597.