Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/169

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gagner ; tout cela ne pouvait être autrement. — Mon ami, lui dit l’orateur, croyez-vous que le pape soit l’antechrist ? — Je ne l’avais pas encore entendu dire, répondit Candide ; mais qu’il le soit, ou qu’il ne le soit pas, je manque de pain. — Tu ne mérites pas d’en manger, dit l’autre ; va, coquin ; va, misérable, ne m’approche de ta vie. » La femme de l’orateur ayant mis la tête à la fenêtre, et avisant un homme qui doutait que le pape fût antechrist, lui répandit sur le chef un plein… Ô Ciel ! à quel excès se porte le zèle de la religion dans les dames !

Un homme qui n’avait point été baptisé, un bon anabaptiste[1], nommé Jacques, vit la manière cruelle et ignominieuse dont on traitait ainsi un de ses frères, un être à deux pieds sans plumes, qui avait une âme ; il l’amena chez lui, le nettoya, lui donna du pain et de la bière, lui fit présent de deux florins, et voulut même lui apprendre à travailler dans ses manufactures aux étoffes de Perse qu’on fabrique en Hollande. Candide, se prosternant presque devant lui, s’écriait : « Maître Pangloss me l’avait bien dit que tout est au mieux dans ce monde, car je suis infiniment plus touché de votre extrême générosité que de la dureté de ce monsieur à manteau noir, et de madame son épouse. »

Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de travers, les dents noires, et parlant de la gorge, tourmenté d’une toux violente, et crachant une dent à chaque effort.


CHAPITRE IV.
COMMENT CANDIDE RENCONTRA SON ANCIEN MAÎTRE DE PHILOSOPHIE, LE DOCTEUR PANGLOSS, ET CE QUI EN ADVINT.


Candide, plus ému encore de compassion que d’horreur, donna à cet épouvantable gueux les deux florins qu’il avait reçus de son honnête anabaptiste Jacques. Le fantôme le regarda fixement, versa des larmes, et sauta à son cou. Candide, effrayé, recule. « Hélas ! dit le misérable à l’autre misérable, ne reconnaissez-vous plus votre cher Pangloss ? — Qu’entends-je ? Vous, mon cher maître ! vous, dans cet état horrible ! Quel malheur vous est-il

  1. Les anabaptistes étaient tolérés en Hollande. Ils se distinguaient par une conduite de mœurs et un extérieur extrêmement simple et uni ; en quoi ils avaient beaucoup de conformité avec les quakers. Voyez, à leur sujet, l’Essai sur les Mœurs, chapitre cxxxi.