Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/184

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billent le monde ; mais ce qui me surprit davantage, c’est qu’ils nous mirent à tous le doigt dans un endroit où nous autres femmes nous ne nous laissons mettre d’ordinaire que des canules. Cette cérémonie me paraissait bien étrange : voilà comme on juge de tout quand on n’est pas sorti de son pays. J’appris bientôt que c’était pour voir si nous n’avions pas caché là quelques diamants : c’est un usage établi de temps immémorial parmi les nations policées qui courent sur mer. J’ai su que messieurs les religieux chevaliers de Malte n’y manquent jamais quand ils prennent des Turcs et des Turques ; c’est une loi du droit des gens à laquelle on n’a jamais dérogé.

« Je ne vous dirai point combien il est dur pour une jeune princesse d’être menée esclave à Maroc avec sa mère : vous concevez assez tout ce que nous eûmes à souffrir dans le vaisseau corsaire. Ma mère était encore très-belle : nos filles d’honneur, nos simples femmes de chambre avaient plus de charmes qu’on n’en peut trouver dans toute l’Afrique ; pour moi, j’étais ravissante, j’étais la beauté, la grâce même, et j’étais pucelle ; je ne le fus pas longtemps : cette fleur, qui avait été réservée pour le beau prince de Massa-Carrara, me fut ravie par le capitaine corsaire ; c’était un nègre abominable, qui croyait encore me faire beaucoup d’honneur. Certes il fallait que Mme la princesse de Palestrine et moi fussions bien fortes pour résister à tout ce que nous éprouvâmes jusqu’à notre arrivée à Maroc ! Mais, passons ; ce sont des choses si communes qu’elles ne valent pas la peine qu’on en parle.

« Maroc nageait dans le sang quand nous arrivâmes. Cinquante fils de l’empereur Mulei-Ismael[1] avaient chacun leur parti : ce qui produisait en effet cinquante guerres civiles, de noirs contre noirs, de noirs contre basanés, de basanés contre basanés, de mulâtres contre mulâtres : c’était un carnage continuel dans toute l’étendue de l’empire.

« À peine fûmes-nous débarquées que des noirs d’une faction ennemie de celle de mon corsaire se présentèrent pour lui enlever son butin. Nous étions, après les diamants et l’or, ce qu’il avait de plus précieux. Je fus témoin d’un combat tel que vous n’en voyez jamais dans vos climats d’Europe. Les peuples septentrionaux n’ont pas le sang assez ardent ; ils n’ont pas la rage des femmes au point où elle est commune en Afrique. Il semble que

  1. Sur Mulei-Ismael, qui régnait en 1702, et vécut cent cinq ans, voyez tome XI, page 465 ; tome XIII, page 140 ; tome XIV, le chapitre xviii du Siècle de Louis XIV ; tome XIX, page 304.