Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/188

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et qui me donnait vingt coups de fouet par jour ; mais ce seigneur ayant été roué au bout de deux ans avec une trentaine de boïards pour quelque tracasserie de cour, je profitai de cette aventure ; je m’enfuis ; je traversai toute la Russie ; je fus longtemps servante de cabaret à Riga, puis à Rostock, à Vismar, à Leipsick, à Cassel, à Utrecht, à Leyde, à la Haye, à Rotterdam ; j’ai vieilli dans la misère et dans l’opprobre, n’ayant que la moitié d’un derrière, me souvenant toujours que j’étais fille d’un pape ; je voulus cent fois me tuer, mais j’aimais encore la vie. Cette faiblesse ridicule est peut-être un de nos penchants les plus funestes : car y a-t-il rien de plus sot que de vouloir porter continuellement un fardeau qu’on veut toujours jeter par terre ; d’avoir son être en horreur, et de tenir à son être ; enfin de caresser le serpent qui nous dévore, jusqu’à ce qu’il nous ait mangé le cœur ?

« J’ai vu dans les pays que le sort m’a fait parcourir, et dans les cabarets où j’ai servi, un nombre prodigieux de personnes qui avaient leur existence en exécration ; mais je n’en ai vu que douze qui aient mis volontairement fin à leur misère : trois nègres, quatre Anglais, quatre Genevois, et un professeur allemand nommé Robeck[1]. J’ai fini par être servante chez le juif don Issachar ; il me mit auprès de vous, ma belle demoiselle ; je me suis attachée à votre destinée, et j’ai été plus occupée de vos aventures que des miennes. Je ne vous aurais même jamais parlé de mes malheurs, si vous ne m’aviez pas un peu piquée, et s’il n’était d’usage, dans un vaisseau, de conter des histoires pour se désennuyer. Enfin, mademoiselle, j’ai de l’expérience, je connais le monde : donnez-vous un plaisir, engagez chaque passager à vous conter son histoire, et s’il s’en trouve un seul qui n’ait souvent maudit sa vie, qui ne se soit souvent dit à lui-même qu’il était le plus malheureux des hommes, jetez-moi dans la mer la tête la première. »


CHAPITRE XIII.
COMMENT CANDIDE FUT OBLIGÉ DE SE SÉPARER DE LA BELLE CUNÉGONDE ET DE LA VIEILLE.


La belle Cunégonde, ayant entendu l’histoire de la vieille, lui fit toutes les politesses qu’on devait à une personne de son rang

  1. Robeck (Jean), né à Calmar en Suède, en 1672, se noya volontairement en 1739. J.-J. Rousseau parle de Robeck dans sa Nouvelle Héloïse, lettre vingt et unième de la troisième partie.