Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/196

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tuant un inquisiteur et un jésuite, je l’ai bien réparé en sauvant la vie à deux filles. Ce sont peut-être deux demoiselles de condition, et cette aventure nous peut procurer de très-grands avantages dans le pays. »

Il allait continuer, mais sa langue devint percluse quand il vit ces deux filles embrasser tendrement les deux singes, fondre en larmes sur leurs corps, et remplir l’air des cris les plus douloureux. « Je ne m’attendais pas à tant de bonté d’âme, » dit-il enfin à Cacambo ; lequel lui répliqua : « Vous avez fait là un beau chef-d’œuvre, mon maître ; vous avez tué les deux amants de ces demoiselles. — Leurs amants ! serait-il possible ? Vous vous moquez de moi, Cacambo ; le moyen de vous croire ? — Mon cher maître, repartit Cacambo, vous êtes toujours étonné de tout ; pourquoi trouvez-vous si étrange que dans quelques pays il y ait des singes qui obtiennent les bonnes grâces des dames ? Ils sont des quarts d’homme, comme je suis un quart d’Espagnol. — Hélas ! reprit Candide, je me souviens d’avoir entendu dire à maître Pangloss qu’autrefois pareils accidents étaient arrivés, et que ces mélanges avaient produit des égypans, des faunes, des satyres ; que plusieurs grands personnages de l’antiquité en avaient vu ; mais je prenais cela pour des fables. — Vous devez être convaincu à présent, dit Cacambo, que c’est une vérité, et vous voyez comment en usent les personnes qui n’ont pas reçu une certaine éducation ; tout ce que je crains, c’est que ces dames ne nous fassent quelque méchante affaire. »

Ces réflexions solides engagèrent Candide à quitter la prairie, et à s’enfoncer dans un bois. Il y soupa avec Cacambo ; et tous deux, après avoir maudit l’inquisiteur de Portugal, le gouverneur de Buénos-Ayres, et le baron, s’endormirent sur de la mousse. À leur réveil, ils sentirent qu’ils ne pouvaient remuer ; la raison en était que pendant la nuit les Oreillons, habitants du pays, à qui les deux dames les avaient dénoncés, les avaient garrottés avec des cordes d’écorces d’arbre. Ils étaient entourés d’une cinquantaine d’Oreillons tout nus, armés de flèches, de massues, et de haches de caillou : les uns faisaient bouillir une grande chaudière ; les autres préparaient des broches, et tous criaient : « C’est un jésuite, c’est un jésuite ! nous serons vengés, et nous ferons bonne chère ; mangeons du jésuite, mangeons du jésuite[1] ! »

  1. Ce mot est resté. C’est là une des premières attaques violentes des philosophes contre les jésuites, qui, par leurs dénonciations, avaient fait suspendre la publication de l’Encyclopédie. (G. A.)