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Candide ne se lassait point d’admirer le sujet de sa délivrance. « Quel peuple ! disait-il, quels hommes ! quelles mœurs ! si je n’avais pas eu le bonheur de donner un grand coup d’épée au travers du corps du frère de Mlle Cunégonde, j’étais mangé sans rémission. Mais, après tout, la pure nature est bonne, puisque ces gens-ci, au lieu de me manger, m’ont fait mille honnêtetés dès qu’ils ont su que je n’étais pas jésuite. »


CHAPITRE XVII.
ARRIVÉE DE CANDIDE ET DE SON VALET AU PAYS D’ELDORADO[1], ET CE QU’ILS Y VIRENT.


Quand ils furent aux frontières des Oreillons : « Vous voyez, dit Cacambo à Candide, que cet hémisphère-ci ne vaut pas mieux que l’autre ; croyez-moi, retournons en Europe par le plus court chemin. — Comment y retourner, dit Candide ; et où aller ? Si je vais dans mon pays, les Bulgares et les Abares y égorgent tout ; si je retourne en Portugal, j’y suis brûlé ; si nous restons dans ce pays-ci, nous risquons à tout moment d’être mis en broche. Mais comment se résoudre à quitter la partie du monde que Mlle Cunégonde habite ? — Tournons vers la Cayenne, dit Cacambo, nous y trouverons des Français[2], qui vont par tout le monde ; ils pourront nous aider. Dieu aura peut-être pitié de nous. »

Il n’était pas facile d’aller à la Cayenne : ils savaient bien à peu près de quel côté il fallait marcher ; mais des montagnes, des fleuves, des précipices, des brigands, des sauvages, étaient partout de terribles obstacles. Leurs chevaux moururent de fatigue ; leurs provisions furent consumées ; ils se nourrirent un mois entier de fruits sauvages, et se trouvèrent enfin auprès d’une petite rivière bordée de cocotiers, qui soutinrent leur vie et leurs espérances.

Cacambo, qui donnait toujours d’aussi bons conseils que la vieille, dit à Candide : « Nous n’en pouvons plus, nous avons assez marché ; j’aperçois un canot vide sur le rivage, emplissons-le de cocos, jetons-nous dans cette petite barque, laissons-nous

  1. Après le royaume artificiel des jésuites au Paraguai, voici le royaume imaginaire. On croyait à son existence dans le xvie siècle, et on le plaçait sur les bords d’un prétendu lac Parime, dans le Venézuéla actuel. Eldorado veut dire pays d’or. (G. A.)
  2. Elle était possédée par les Français dès 1625.