Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/202

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royaume ; et c’est ce qui nous a conservé notre innocence et notre félicité. Les Espagnols ont eu une connaissance confuse de ce pays, ils l’ont appelé Eldorado ; et un Anglais, nommé le chevalier Raleigh[1], en a même approché il y a environ cent années ; mais, comme nous sommes entourés de rochers inabordables et de précipices, nous avons toujours été jusqu’à présent à l’abri de la rapacité des nations de l’Europe, qui ont une fureur inconcevable pour les cailloux et pour la fange de notre terre, et qui, pour en avoir, nous tueraient tous jusqu’au dernier. »

La conversation fut longue ; elle roula sur la forme du gouvernement, sur les mœurs, sur les femmes, sur les spectacles publics, sur les arts. Enfin Candide, qui avait toujours du goût pour la métaphysique, fit demander par Cacambo si dans le pays il y avait une religion.

Le vieillard rougit un peu. « Comment donc ! dit-il, en pouvez-vous douter ? Est-ce que vous nous prenez pour des ingrats ? » Cacambo demanda humblement quelle était la religion d’Eldorado. Le vieillard rougit encore : « Est-ce qu’il peut y avoir deux religions ? dit-il. Nous avons, je crois, la religion de tout le monde ; nous adorons Dieu du soir jusqu’au matin. — N’adorez-vous qu’un seul Dieu ? dit Cacambo, qui servait toujours d’interprète aux doutes de Candide. — Apparemment, dit le vieillard, qu’il n’y en a ni deux, ni trois, ni quatre. Je vous avoue que les gens de votre monde font des questions bien singulières. » Candide ne se lassait pas de faire interroger ce bon vieillard ; il voulut savoir comment on priait Dieu dans Eldorado. « Nous ne le prions point, dit le bon et respectable sage ; nous n’avons rien à lui demander, il nous a donné tout ce qu’il nous faut ; nous le remercions sans cesse. » Candide eut la curiosité de voir des prêtres ; il fit demander où ils étaient. Le bon vieillard sourit. « Mes amis, dit-il, nous sommes tous prêtres ; le roi et tous les chefs de famille chantent des cantiques d’actions de grâces solennellement tous les matins, et cinq ou six mille musiciens les accompagnent. — Quoi ! vous n’avez point de moines qui enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent, et qui font brûler les gens qui ne sont pas de leur avis ? — Il faudrait que nous fussions fous, dit le vieillard ; nous sommes tous ici du même avis, et nous n’entendons pas ce que vous voulez dire avec vos moines. » Candide à tous ces dis-

  1. Walter Raleigh, celui-là même que Jacques Ier fit mettre à mort, en 1618, pour donner satisfaction à l’Espagne. Il avait été, en effet, à la recherche du pays des mines d’or. Voyez l’Essai sur les Mœurs, chapitre cli.