Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/253

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Tout le monde s’écria : « Dieu veut que nous périssions ici ! il n’a brisé le pont que pour nous ôter tout espoir de retour ; il n’a élevé la montagne que pour nous priver de tout moyen d’avancer. O Rustan ! ô malheureux marquis ! nous ne verrons jamais Cachemire, nous ne rentrerons jamais dans la terre de Candahar. »

La plus cuisante douleur, l’abattement le plus accablant, succédaient dans l’âme de Rustan à la joie immodérée qu’il avait ressentie, aux espérances dont il s’était enivré. Il était bien loin d’interpréter les prophéties à son avantage. « Ô ciel ! ô Dieu paternel ! faut-il que j’aie perdu mon ami Topaze ! »

Comme il prononçait ces paroles en poussant de profonds soupirs, et en versant des larmes au milieu de ses suivants désespérés, voilà la base de la montagne qui s’ouvre, une longue galerie en voûte, éclairée de cent mille flambeaux, se présente aux yeux éblouis ; et Rustan de s’écrier, et ses gens de se jeter à genoux, et de tomber d’étonnement à la renverse, et de crier miracle ! et de dire : « Rustan est le favori de Vitsnou, le bien-aimé de Brama ; il sera le maître du monde. » Rustan le croyait, il était hors de lui, élevé au-dessus de lui-même. « Ah ! Ébène, mon cher Ébène ! où êtes-vous ? que n’êtes-vous témoin de toutes ces merveilles ! comment vous ai-je perdu ? Belle princesse de Cachemire, quand reverrai-je vos charmes ? »

Il avance avec ses domestiques, son éléphant, ses chameaux, sous la voûte de la montagne, au bout de laquelle il entre dans une prairie émaillée de fleurs et bordée de ruisseaux : au bout de la prairie ce sont des allées d’arbres à perte de vue ; et au bout de ces allées, une rivière, le long de laquelle sont mille maisons de plaisance, avec des jardins délicieux. Il entend partout des concerts de voix et d’instruments ; il voit des danses ; il se hâte de passer un des ponts de la rivière ; il demande au premier homme qu’il rencontre quel est ce beau pays.

Celui auquel il s’adressait lui répondit : « Vous êtes dans la province de Cachemire ; vous voyez les habitants dans la joie et dans les plaisirs ; nous célébrons les noces de notre belle princesse, qui va se marier avec le seigneur Barbabou, à qui son père l’a promise ; que Dieu perpétue leur félicité ! » À ces paroles Rustan tomba évanoui, et le seigneur cachemirien crut qu’il était sujet à l’épilepsie ; il le fit porter dans sa maison, où il fut longtemps sans connaissance. On alla chercher les deux plus habiles médecins du canton ; ils tâtèrent le pouls du malade, qui, ayant repris un peu ses esprits, poussait des sanglots, roulait les yeux, et s’écriait de temps en temps : « Topaze, Topaze, vous aviez bien raison ! »