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LE MONDE COMME IL VA,


l’antique aux dépens du moderne, il faut avouer qu’en tout genre les premiers essais sont toujours grossiers.

Babouc se mêla dans la foule d’un peuple composé de ce qu’il y avait de plus sale et de plus laid dans les deux sexes. Cette foule se précipitait d’un air hébété dans un enclos vaste et sombre. Au bourdonnement continuel, au mouvement qu’il y remarqua, à l’argent que quelques personnes donnaient à d’autres pour avoir droit de s’asseoir, il crut être dans un marché où l’on vendait des chaises de pailles ; mais bientôt, voyant que plusieurs femmes se mettaient à genoux, en faisant semblant de regarder fixement devant elles, et en regardant les hommes de côté, il s’aperçut qu’il était dans un temple. Des voix aigres, rauques, sauvages, discordantes, faisaient retentir la voûte de sons mal articulés qui faisaient le même effet que les voix des onagres quand elles répondent, dans les plaines des Pictaves[1], au cornet à bouquin qui les appelle. Il se bouchait les oreilles ; mais il fut près de se boucher encore les yeux et le nez quand il vit entrer dans ce temple des ouvriers avec des pinces et des pelles. Ils remuèrent une large pierre, et jetèrent à droite et à gauche une terre dont s’exhalait une odeur empestée ; ensuite on vint poser un mort dans cette ouverture, et on remit la pierre par-dessus. « Quoi ! s’écria Babouc, ces peuples enterrent leurs morts dans les mêmes lieux où ils adorent la Divinité ! Quoi ! leurs temples sont pavés de cadavres ! Je ne m’étonne plus de ces maladies pestilentielles qui désolent souvent Persépolis. La pourriture des morts, et celle de tant de vivants rassemblés et pressés dans le même lieu, est capable d’empoisonner le globe terrestre. Ah ! la vilaine ville que Persépolis ! Apparemment que les anges veulent la détruire pour en rebâtir une plus belle, et pour la peupler d’habitants moins malpropres, et qui chantent mieux. La Providence peut avoir ses raisons ; laissons-la faire. »


III. Cependant le soleil approchait du haut de sa carrière. Babouc devait aller dîner à l’autre bout de la ville, chez une dame pour laquelle son mari, officier de l’armée, lui avait donné des lettres. Il fit d’abord plusieurs tours dans Persépolis ; il vit d’autres temples mieux bâtis et mieux ornés, remplis d’un peuple poli, et retentissant d’une musique harmonieuse ; il remarqua des fontaines publiques, lesquelles, quoique mal placées[2], frap-

  1. Les Pictaves sont les Poitevins, habitants du Poitou ; les onagres, les ânes.
  2. C’est de Paris que Voltaire parle, sous le nom de Persépolis : les fontaines