Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/300

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

à la mode, et il eut le bon esprit de n’y trouver que des incertitudes.

Ensuite il lut le premier volume de la Recherche de la vérité[1]. Cette nouvelle lumière l’éclaira. « Quoi ! dit-il, notre imagination et nos sens nous trompent à ce point ! quoi ! les objets ne forment point nos idées, et nous ne pouvons nous les donner nous-mêmes ! » Quand il eut lu le second volume, il ne fut plus si content, et il conclut qu’il est plus aisé de détruire que de bâtir.

Son confrère, étonné qu’un jeune ignorant fît cette réflexion, qui n’appartient qu’aux âmes exercées, conçut une grande idée de son esprit, et s’attacha à lui davantage.

« Votre Malebranche, lui dit un jour l’Ingénu, me paraît avoir écrit la moitié de son livre avec sa raison, et l’autre avec son imagination et ses préjugés. »

Quelques jours après, Gordon lui demanda : « Que pensez-vous donc de l’âme, de la manière dont nous recevons nos idées, de notre volonté, de la grâce, du libre arbitre ?

— Rien, lui repartit l’Ingénu ; si je pensais quelque chose, c’est que nous sommes sous la puissance de l’Être éternel comme les astres et les éléments ; qu’il fait tout en nous, que nous sommes de petites roues de la machine immense dont il est l’âme ; qu’il agit par des lois générales, et non par des vues particulières : cela seul me paraît intelligible ; tout le reste est pour moi un abîme de ténèbres.

— Mais, mon fils, ce serait faire Dieu auteur du péché.

— Mais, mon père, votre grâce efficace ferait Dieu auteur du péché aussi : car il est certain que tous ceux à qui cette grâce serait refusée pécheraient ; et qui nous livre au mal n’est-il pas l’auteur du mal ? »

Cette naïveté embarrassait fort le bonhomme ; il sentait qu’il faisait de vains efforts pour se tirer de ce bourbier ; et il entassait tant de paroles qui paraissaient avoir du sens et qui n’en avaient point (dans le goût de la prémotion physique[2]), que l’Ingénu en avait pitié. Cette question tenait évidemment à l’origine du bien et du mal ; et alors il fallait que le pauvre Gordon passât en revue la boîte de Pandore, l’œuf d’Orosmade percé par Arimane[3], l’ini-

  1. Le premier volume de l’ouvrage de Malebranche est de 1674. Dans cette partie, Malebranche se montre disciple de Descartes, et rejette en philosophie l’autorité.
  2. Système soutenu par les thomistes. C’est le concours immédiat de Dieu avec la créature.
  3. Voyez tome XI, page 202.