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CHAPITRE XI.

« Une chose me frappe surtout dans cette ancienne histoire de la Chine, c’est que presque tout y est vraisemblable et naturel. Je l’admire en ce qu’il n’y a rien de merveilleux.

« Pourquoi toutes les autres nations se sont-elles donné des origines fabuleuses ? Les anciens chroniqueurs de l’histoire de France, qui ne sont pas fort anciens, font venir les Français d’un Francus, fils d’Hector ; les Romains se disaient issus d’un Phrygien, quoiqu’il n’y eût pas dans leur langue un seul mot qui eût le moindre rapport à la langue de Phrygie ; les dieux avaient habité dix mille ans en Égypte, et les diables, en Scythie, où ils avaient engendré les Huns. Je ne vois avant Thucydide que des romans semblables aux Amadis, et beaucoup moins amusants. Ce sont partout des apparitions, des oracles, des prodiges, des sortilèges, des métamorphoses, des songes expliqués, et qui font la destinée des plus grands empires et des plus petits États : ici des bêtes qui parlent, là des bêtes qu’on adore, des dieux transformés en hommes, et des hommes transformés en dieux. Ah ! s’il nous faut des fables, que ces fables soient du moins l’emblème de la vérité ! J’aime les fables des philosophes, je ris de celles des enfants, et je hais celles des imposteurs. »

Il tomba un jour sur une histoire de l’empereur Justinien. On y lisait que des apédeutes[1] de Constantinople avaient donné, en très-mauvais grec, un édit contre le plus grand capitaine du siècle[2], parce que ce héros avait prononcé ces paroles dans la chaleur de la conversation : « La vérité luit de sa propre lumière, et on n’éclaire pas les esprits avec les flammes des bûchers[3]. » Les apédeutes assurèrent que cette proposition était hérétique, sentant l’hérésie, et que l’axiome contraire était catholique, universel, et grec : « On n’éclaire les esprits qu’avec la flamme des bûchers, et la vérité ne saurait luire de sa propre lumière. » Ces linostoles[4] condamnèrent ainsi plusieurs discours du capitaine, et donnèrent un édit.

« Quoi ! s’écria l’Ingénu, des édits rendus par ces gens-là !

— Ce ne sont point des édits, répliqua Gordon, ce sont des contr’édits[5] dont tout le monde se moquait à Constantinople, et

  1. Ignorants, gens sans éducation.
  2. La faculté de théologie de Paris avait donné, en mauvais latin, une censure du Bélisaire de Marmontel.
  3. Phrase textuelle du Bélisaire.
  4. Couverts de longs habits de lin (tels que des surplis). L’auteur fait ici allusion à la censure du Bélisaire de Marmontel par la Sorbonne.
  5. L’édition encadrée de 1775 porte : contr’édits : on lit de même dans les éditions de Kehl. Toutes les éditions antérieures à 1775 portent : contredits. Mais