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CHAPITRE XVIII.

Tandis que cette brave personne augmentait ainsi les perplexités de cette âme désespérée, et enfonçait le poignard dans son cœur, arrive un exprès de M. de Saint-Pouange avec une lettre et deux beaux pendants d’oreilles. Saint-Yves rejeta le tout en pleurant ; mais l’amie s’en chargea.

Dès que le messager fut parti, notre confidente lit la lettre dans laquelle on propose un petit souper aux deux amies pour le soir. Saint-Yves jure qu’elle n’ira point. La dévote veut lui essayer les deux boucles de diamants. Saint-Yves ne le put souffrir. Elle combattit la journée entière. Enfin, n’ayant en vue que son amant, vaincue, entraînée, ne sachant où on la mène, elle se laisse conduire au souper fatal. Rien n’avait pu la déterminer à se parer de ses pendants d’oreilles ; la confidente les apporta, elle les lui ajusta malgré elle avant qu’on se mît à table. Saint-Yves était si confuse, si troublée, qu’elle se laissait tourmenter ; et le patron en tirait un augure très-favorable. Vers la fin du repas, la confidente se retira discrètement. Le patron montra alors la révocation de la lettre de cachet, le brevet d’une gratification considérable, celui d’une compagnie, et n’épargna pas les promesses. « Ah ! lui dit Saint-Yves, que je vous aimerais si vous ne vouliez pas être tant aimé ! »

Enfin, après une longue résistance, après des sanglots, des cris, des larmes, affaiblie du combat, éperdue, languissante, il fallut se rendre. Elle n’eut d’autre ressource que de se promettre de ne penser qu’à l’Ingénu, tandis que le cruel jouirait impitoyablement de la nécessité où elle était réduite.


CHAPITRE XVIII.

ELLE DÉLIVRE SON AMANT ET UN JANSÉNISTE.


Au point du jour elle vole à Paris, munie de l’ordre du ministre. Il est difficile de peindre ce qui se passait dans son cœur pendant ce voyage. Qu’on imagine une âme vertueuse et noble, humiliée de son opprobre, enivrée de tendresse, déchirée des remords d’avoir trahi son amant, pénétrée du plaisir de délivrer ce qu’elle adore ! Ses amertumes, ses combats, son succès, partageaient toutes ses réflexions. Ce n’était plus cette fille simple dont une éducation provinciale avait rétréci les idées. L’amour et le malheur l’avaient formée. Le sentiment avait fait autant de progrès en elle que la raison en avait fait dans l’esprit de son