gissait, et détournait, le moment d’après, ses yeux mouillés de pleurs. Elle lui apprit enfin tout ce qu’elle savait, et tout ce qu’elle avait éprouvé, excepté ce qu’elle aurait voulu se cacher pour jamais, et ce qu’un autre que l’Ingénu, plus accoutumé au monde et plus instruit des usages de la cour, aurait deviné facilement.
« Est-il possible qu’un misérable comme ce bailli ait eu le pouvoir de me ravir ma liberté ? Ah ! je vois bien qu’il en est des hommes comme des plus vils animaux ; tous peuvent nuire. Mais est-il possible qu’un moine, un jésuite confesseur du roi, ait contribué à mon infortune autant que ce bailli, sans que je puisse imaginer sous quel prétexte ce détestable fripon m’a persécuté ? M’a-t-il fait passer pour un janséniste ? Enfin, comment vous êtes-vous souvenue de moi ? je ne le méritais pas, je n’étais alors qu’un sauvage. Quoi ! vous avez pu, sans conseil, sans secours, entreprendre le voyage de Versailles ! Vous y avez paru, et on a brisé mes fers ! Il est donc dans la beauté et dans la vertu un charme invincible qui fait tomber les portes de fer, et qui amollit les cœurs de bronze ! »
À ce mot de vertu, des sanglots échappèrent à la belle Saint-Yves. Elle ne savait pas combien elle était vertueuse dans le crime qu’elle se reprochait.
Son amant continua ainsi : « Ange, qui avez rompu mes liens, si vous avez eu (ce que je ne comprends pas encore) assez de crédit pour me faire rendre justice, faites-la donc rendre aussi à un vieillard qui m’a le premier appris à penser, comme vous m’avez appris à aimer. La calamité nous a unis ; je l’aime comme un père, je ne peux vivre ni sans vous ni sans lui.
— Moi ! que je sollicite le même homme qui…
— Oui, je veux tout vous devoir, et je ne veux devoir jamais rien qu’à vous : écrivez à cet homme puissant, comblez-moi de vos bienfaits, achevez ce que vous avez commencé, achevez vos prodiges. » Elle sentait qu’elle devait faire tout ce que son amant exigeait : elle voulut écrire, sa main ne pouvait obéir. Elle recommença trois fois sa lettre, la déchira trois fois ; elle écrivit enfin, et les deux amants sortirent après avoir embrassé le vieux martyr de la grâce efficace.
L’heureuse et désolée Saint-Yves savait dans quelle maison logeait son frère ; elle y alla ; son amant prit un appartement dans la même maison.
À peine y furent-ils arrivés que son protecteur lui envoya l’ordre de l’élargissement du bonhomme Gordon, et lui demanda