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CHAPITRE XIX.

se parlaient par des regards qui exprimaient tous les sentiments dont ils étaient pénétrés. On voyait éclater la satisfaction, la reconnaissance, sur le front de l’un ; l’embarras était peint dans les yeux tendres et un peu égarés de l’autre. On était étonné qu’elle mêlât de la douleur à tant de joie.

Le vieux Gordon devint en peu de moments cher à toute la famille. Il avait été malheureux avec le jeune prisonnier, et c’était un grand titre. Il devait sa délivrance aux deux amants, cela seul le réconciliait avec l’amour ; l’âpreté de ses anciennes opinions sortait de son cœur : il était changé en homme, ainsi que le Huron. Chacun raconta ses aventures avant le souper. Les deux abbés, la tante, écoutaient comme des enfants qui entendent des histoires de revenants, et comme des hommes qui s’intéressaient tous à tant de désastres. « Hélas ! dit Gordon, il y a peut-être plus de cinq cents personnes vertueuses qui sont à présent dans les mêmes fers que Mlle de Saint-Yves a brisés : leurs malheurs sont inconnus. On trouve assez de mains qui frappent sur la foule des malheureux, et rarement une secourable. » Cette réflexion si vraie augmentait sa sensibilité et sa reconnaissance : tout redoublait le triomphe de la belle Saint-Yves : on admirait la grandeur et la fermeté de son âme. L’admiration était mêlée de ce respect qu’on sent malgré soi pour une personne qu’on croit avoir du crédit à la cour. Mais l’abbé de Saint-Yves disait quelquefois : « Comment ma sœur a-t-elle pu faire pour obtenir si tôt ce crédit ? »

On allait se mettre à table de très-bonne heure : voilà que la bonne amie de Versailles arrive, sans rien savoir de tout ce qui s’était passé ; elle était en carrosse à six chevaux, et on voit bien à qui appartenait l’équipage. Elle entre avec l’air imposant d’une personne de cour qui a de grandes affaires, salue très-légèrement la compagnie, et tirant la belle Saint-Yves à l’écart : « Pourquoi vous faire tant attendre ? Suivez-moi ; voilà vos diamants que vous aviez oubliés. » Elle ne put dire ces paroles si bas que l’Ingénu ne les entendît : il vit les diamants ; le frère fut interdit ; l’oncle et la tante n’éprouvèrent qu’une surprise de bonnes gens qui n’avaient jamais vu une telle magnificence. Le jeune homme, qui s’était formé par un an de réflexions, en fit malgré lui, et parut troublé un moment. Son amante s’en aperçut ; une pâleur mortelle se répandit sur son beau visage, un frisson la saisit, elle se soutenait à peine. « Ah ! madame, dit-elle à la fatale amie, vous m’avez perdue ! vous me donnez la mort ! » Ces paroles percèrent le cœur de l’Ingénu ; mais il avait déjà appris à se posséder ; il ne