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CHAPITRE XIX.

et douze ans. Sa femme, qui l’accompagnait, était à peu près de son âge. Ils avaient eu un fils libertin qui, à l’âge de quatorze ans, s’était enfui de la maison paternelle : devenu soldat, puis déserteur, il avait passé par tous les degrés de la débauche et de la misère ; enfin, ayant pris un nom de terre, il était dans les gardes du cardinal de Richelieu (car ce prêtre, ainsi que le Mazarin, avait des gardes) ; il avait obtenu un bâton d’exempt dans cette compagnie de satellites. Cet aventurier fut chargé d’arrêter le vieillard et son épouse, et s’en acquitta avec toute la dureté d’un homme qui voulait plaire à son maître. Comme il les conduisait, il entendit ces deux victimes déplorer la longue suite des malheurs qu’elles avaient éprouvés depuis leur berceau. Le père et la mère comptaient parmi leurs plus grandes infortunes les égarements et la perte de leur fils. Il les reconnut ; il ne les conduisit pas moins en prison, en les assurant que Son Éminence devait être servie de préférence à tout. Son Éminence récompensa son zèle.

« J’ai vu un espion du P. de La Chaise trahir son propre frère, dans l’espérance d’un petit bénéfice qu’il n’eut point ; et je l’ai vu mourir, non de remords, mais de douleur d’avoir été trompé par le jésuite.

« L’emploi de confesseur, que j’ai longtemps exercé, m’a fait connaître l’intérieur des familles ; je n’en ai guère vu qui ne fussent plongées dans l’amertume, tandis qu’au dehors, couvertes du masque du bonheur, elles paraissaient nager dans la joie ; et j’ai toujours remarqué que les grands chagrins étaient le fruit de notre cupidité effrénée.

— Pour moi, dit l’Ingénu, je pense qu’une âme noble, reconnaissante et sensible, peut vivre heureuse ; et je compte bien jouir d’une félicité sans mélange avec la belle et généreuse Saint-Yves : car je me flatte, ajouta-t-il, en s’adressant à son frère avec le sourire de l’amitié, que vous ne me refuserez pas, comme l’année passée, et que je m’y prendrai d’une manière plus décente. »

L’abbé se confondit en excuses du passé et en protestations d’un attachement éternel.

L’oncle Kerkabon dit que ce serait le plus beau jour de sa vie. La bonne tante, en s’extasiant et en pleurant de joie, s’écriait : « Je vous l’avais bien dit que vous ne seriez jamais sous-diacre ! ce sacrement-ci vaut mieux que l’autre ; plût à Dieu que j’en eusse été honorée ! mais je vous servirai de mère. » Alors ce fut à qui renchérirait sur les louanges de la tendre Saint-Yves.

Son amant avait le cœur trop plein de ce qu’elle avait fait