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VISION DE BABOUC.

n’y a aucun négociant un peu connu dans cette ville, lui répondit le marchand, qui ne fût venu vous rapporter votre bourse ; mais on vous a trompé quand on vous a dit que je vous avais vendu ce que vous avez pris chez moi quatre fois plus qu’il ne vaut : je vous l’ai vendu dix fois davantage, et cela est si vrai que, si dans un mois vous voulez le revendre, vous n’en aurez pas même ce dixième. Mais rien n’est plus juste ; c’est la fantaisie passagère[1] des hommes qui met le prix à ces choses frivoles ; c’est cette fantaisie qui fait vivre cent ouvriers que j’emploie ; c’est elle qui me donne une belle maison, un char commode, des chevaux ; c’est elle qui excite l’industrie, qui entretient le goût, la circulation, et l’abondance. Je vends aux nations voisines les mêmes bagatelles plus chèrement qu’à vous, et par là je suis utile à l’empire. »

Babouc, après avoir un peu rêvé, le raya de ses tablettes[2] ; « car enfin, disait-il, les arts du luxe ne sont en grand nombre dans un empire que quand tous les arts nécessaires sont exercés, et que la nation est nombreuse et opulente. Ituriel me paraît un peu sévère ».


VII. Babouc, fort incertain sur ce qu’il devait penser de Persépolis, résolut de voir les mages et les lettrés : car les uns étudient la sagesse, et les autres la religion ; et il se flatta que ceux-là obtiendraient grâce pour le reste du peuple. Dès le lendemain matin il se transporta dans un collège de mages. L’archimandrite lui avoua qu’il avait cent mille écus de rente pour avoir fait vœu de pauvreté, et qu’il exerçait un empire assez étendu en vertu de son vœu d’humilité ; après quoi il laissa Babouc entre les mains d’un petit frère qui lui fit les honneurs.

Tandis que ce frère lui montrait les magnificences de cette maison de pénitence, un bruit se répandit qu’il était venu pour réformer toutes ces maisons. Aussitôt il reçut des mémoires de chacune d’elles ; et les mémoires disaient tous en substance : « Conservez-nous, et détruisez toutes les autres. » À entendre leurs apologies, ces sociétés étaient toutes nécessaires ; à entendre leurs accusations réciproques, elles méritaient toutes d’être anéanties. Il admirait comme il n’y en avait aucune d’elles qui, pour édifier l’univers, ne voulût en avoir l’empire. Alors il se présenta un petit homme qui était un demi-mage[3], et qui lui dit : « Je vois bien que l’œuvre va s’accomplir, car Zerdust[4] est revenu sur la

  1. C’est d’après l’édition de 1750 que j’ai ajouté le mot passagère. (B.)
  2. C’est aussi d’après l’édition de 1750 que je rétablis la fin de cet alinéa. (B.)
  3. Un janséniste.
  4. Nom persan de Zoroastre.