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LA PRINCESSE DE BABYLONE.

Alors le jeune inconnu descendit d’un saut dans l’arène, et, s’adressant au roi des Scythes : « Que Votre Majesté, lui dit-il, ne s’étonne point de n’avoir pas entièrement réussi. Ces arcs d’ébène se font dans mon pays ; il n’y a qu’un certain tour à donner ; vous avez beaucoup plus de mérite à l’avoir fait plier que je n’en peux avoir à le tendre. » Aussitôt il prit une flèche, l’ajusta sur la corde, tendit l’arc de Nembrod, et fit voler la flèche bien au delà des barrières. Un million de mains applaudit à ce prodige. Babylone retentit d’acclamations, et toutes les femmes disaient : « Quel bonheur qu’un si beau garçon ait tant de force ! »

Il tira ensuite de sa poche une petite lame d’ivoire, écrivit sur cette lame avec une aiguille d’or, attacha la tablette d’ivoire à l’arc, et présenta le tout à la princesse avec une grâce qui ravissait tous les assistants. Puis il alla modestement se remettre à sa place entre son oiseau et son valet. Babylone entière était dans la surprise ; les trois rois étaient confondus, et l’inconnu ne paraissait pas s’en apercevoir.

Formosante fut encore plus étonnée en lisant sur la tablette d’ivoire attachée à l’arc ces petits vers en beau langage chaldéen :

L’arc de Nembrod est celui de la guerre ;
L’arc de l’amour est celui du bonheur ;
Vous le portez. Par vous ce dieu vainqueur
Est devenu le maître de la terre.
Trois rois puissants, trois rivaux aujourd’hui,
Osent prétendre à l’honneur de vous plaire :
Je ne sais pas qui votre cœur préfère,
Mais l’univers sera jaloux de lui.

Ce petit madrigal ne fâcha point la princesse. Il fut critiqué par quelques seigneurs de la vieille cour, qui dirent qu’autrefois dans le bon temps on aurait comparé Bélus au soleil, et Formosante à la lune, son cou à une tour, et sa gorge à un boisseau de froment. Ils dirent que l’étranger n’avait point d’imagination, et qu’il s’écartait des règles de la véritable poésie ; mais toutes les dames trouvèrent les vers fort galants. Elles s’émerveillèrent qu’un homme qui bandait si bien un arc eût tant d’esprit. La dame d’honneur de la princesse lui dit : « Madame, voilà bien des talents en pure perte. De quoi serviront à ce jeune homme son esprit et l’arc de Bélus ?

— À le faire admirer, répondit Formosante.

— Ah ! dit la dame d’honneur entre ses dents, encore un madrigal, et il pourrait bien être aimé. »