Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/480

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mais beaucoup plus loin, dans une ville magnifique qu’on nomme Roume. Ce nom est absolument inconnu chez nos Indiens. Voilà un terrible voyage. À quoi les enfants de Brama sont-ils exposés dans cette courte vie !

Nous avons pour compagnons de voyage des marchands d’Europe, des chanteuses, deux vieux officiers des troupes du roi de Portugal, qui ont gagné beaucoup d’argent dans notre pays, des prêtres du vice-dieu, et quelques soldats.

C’est un grand bonheur pour nous d’avoir appris l’italien, qui est la langue courante de tous ces gens-là : car comment pourrions-nous entendre le jargon portugais ? Mais, ce qui est horrible, c’est d’être dans la même barque avec un Fa tutto. On nous fait coucher ce soir à bord pour démarrer demain au lever du soleil. Nous aurons une petite chambre de six pieds de long sur quatre de large pour ma femme et pour Déra. On dit que c’est une faveur insigne. Il faut faire ses petites provisions de toute espèce. C’est un bruit, c’est un tintamarre inexprimable. La foule du peuple se précipite pour nous regarder. Charme des yeux est en larmes ; Déra tremble : il faut s’armer de courage. Adieu ; adresse pour nous tes saintes prières à l’Éternel, qui créa les malheureux mortels il y a juste cent quinze mille six cent cinquante-deux révolutions annuelles du soleil autour de la terre, ou de la terre autour du soleil.


DEUXIÈME LETTRE
D’AMABED, PENDANT SA ROUTE.


Après un jour de navigation, le vaisseau s’est trouvé vis-à-vis Bombay, dont l’exterminateur Albuquerque, qu’on appelle ici le Grand, s’est emparé. Aussitôt un bruit infernal s’est fait entendre : notre vaisseau a tiré neuf coups de canon ; on lui en a répondu autant des remparts de la ville. Charme des yeux et la jeune Déra ont cru être à leur dernier jour. Nous étions couverts d’une fumée épaisse. Croirais-tu, sage Shastasid, que ce sont là des politesses ? C’est la façon dont ces barbares se saluent. Une chaloupe a apporté des lettres pour le Portugal : alors nous avons fait voile dans la grande mer, laissant à notre droite les embouchures du grand fleuve Zonboudipo, que les barbares appellent l’Indus.

Nous ne voyons plus que les airs, nommés ciel par ces brigands,