Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/507

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ne corrigent personne, irritent les sots, et les rendent encore plus méchants. Elles imaginèrent un moyen de les éclairer en les punissant. Les hommes avaient blasphémé la mémoire ; les muses leur ôtèrent ce don des dieux, afin qu’ils apprissent une bonne fois ce qu’on est sans son secours.

Il arriva donc qu’au milieu d’une belle nuit tous les cerveaux s’appesantirent, de façon que le lendemain matin tout le monde se réveilla sans avoir le moindre souvenir du passé. Quelques dicastériques, couchés avec leurs femmes, voulurent s’approcher d’elles par un reste d’instinct indépendant de la mémoire. Les femmes, qui n’ont eu que très rarement l’instinct d’embrasser leurs maris, rejetèrent leurs caresses dégoûtantes avec aigreur. Les maris se fâchèrent, les femmes crièrent, et la plupart des ménages en vinrent aux coups.

Messieurs, trouvant un bonnet carré, s’en servirent pour certains besoins que ni la mémoire ni le bon sens ne soulagent. Mesdames employèrent les pots de leur toilette aux mêmes usages ; les domestiques, ne se souvenant plus du marché qu’ils avaient fait avec leurs maîtres, entrèrent dans leurs chambres sans savoir où ils étaient ; mais, comme l’homme est né curieux, ils ouvrirent tous les tiroirs ; et comme l’homme aime naturellement l’éclat de l’argent et de l’or, sans avoir pour cela besoin de mémoire, ils prirent tout ce qu’ils en trouvèrent sous la main. Les maîtres voulurent crier au voleur ; mais l’idée de voleur étant sortie de leur cerveau, le mot ne put arriver sur leur langue. Chacun ayant oublié son idiome articulait des sons informes. C’était bien pis qu’à Babel, où chacun inventait sur-le-champ une langue nouvelle. Le sentiment inné dans le sens des jeunes valets pour les jolies femmes agit si puissamment que ces insolents se jetèrent étourdiment sur les premières femmes ou filles qu’ils trouvèrent, soit cabaretières, soit présidentes ; et celles-ci, ne se souvenant plus des leçons de pudeur, les laissèrent faire en toute liberté.

Il fallut dîner ; personne ne savait plus comment il fallait s’y prendre. Personne n’avait été au marché ni pour vendre ni pour acheter. Les domestiques avaient pris les habits des maîtres, et les maîtres ceux des domestiques. Tout le monde se regardait avec des yeux hébétés. Ceux qui avaient le plus de génie pour se procurer le nécessaire (et c’étaient les gens du peuple) trouvèrent un peu à vivre : les autres manquèrent de tout. Le premier président, l’archevêque, allaient tout nus, et leurs palefreniers étaient les uns en robes rouges, les autres en dalmatiques : tout était confondu, tout allait périr de misère et de faim, faute de s’entendre.