Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/604

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
578
LES OREILLES DU COMTE DE CHESTERFIELD.

me faire tailler à ses dépens. Il était sourd, aussi bien que monsieur son frère, et je n’en étais pas encore instruit.

Pendant le temps que je perdis à défendre ma vessie contre M. Sidrac, qui voulait me sonder à toute force, un des cinquante-deux compétiteurs qui prétendaient au même bénéfice arriva chez milord, demanda ma cure, et l’emporta.

J’étais amoureux de Miss Fidler, que je devais épouser dès que je serais curé ; mon rival eut ma place et ma maîtresse.

Le comte, ayant appris mon désastre et sa méprise, me promit de tout réparer ; mais il mourut deux jours après.

M. Sidrac me fit voir, clair comme le jour, que mon bon protecteur ne pouvait pas vivre une minute de plus, vu la constitution présente de ses organes, et me prouva que sa surdité[1] ne venait que de l’extrême sécheresse de la corde et du tambour de son oreille. Il m’offrit même d’endurcir mes deux oreilles avec de l’esprit-de-vin, de façon à me rendre plus sourd qu’aucun pair du royaume.

Je compris que M. Sidrac était un très-savant homme. Il m’inspira du goût pour la science de la nature. Je voyais d’ailleurs que c’était un homme charitable qui me taillerait gratis dans l’occasion, et qui me soulagerait dans tous les accidents qui pourraient m’arriver vers le col de la vessie.

Je me mis donc à étudier la nature sous sa direction, pour me consoler de la perte de ma cure et de ma maîtresse.


CHAPITRE II.


Après bien des observations sur la nature, faites avec mes cinq sens, des lunettes, des microscopes, je dis un jour à M. Sidrac : « On se moque de nous ; il n’y a point de nature, tout est art. C’est par un art admirable que toutes les planètes dansent régulièrement autour du soleil, tandis que le soleil fait la roue sur lui-même. Il faut assurément que quelqu’un d’aussi savant que la Société royale de Londres ait arrangé les choses de manière que le carré des révolutions de chaque planète soit toujours proportionnel à la racine du cube de leur distance à leur centre ; et il faut être sorcier pour le deviner.

  1. Voyez dans la Correspondance, la lettre de Voltaire à Chesterfield, du 24 septembre 1771.