Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/74

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La harangue finie, on le conduisit à table au son des instruments. Le dîner dura trois heures ; dès qu’il ouvrit la bouche pour parler, le premier chambellan dit : « Il aura raison. » À peine eut-il prononcé quatre paroles que le second chambellan s’écria : « Il a raison ! » Les deux autres chambellans firent de grands éclats de rire des bons mots qu’Irax avait dits ou qu’il avait dû dire. Après dîner on lui répéta la cantate.

Cette première journée lui parut délicieuse, il crut que le roi des rois l’honorait selon ses mérites ; la seconde lui parut moins agréable ; la troisième fut gênante ; la quatrième fut insupportable ; la cinquième fut un supplice : enfin, outré d’entendre toujours chanter :

Ah ! combien monseigneur
Doit être content de lui-même !

d’entendre toujours dire qu’il avait raison, et d’être harangué chaque jour à la même heure, il écrivit en cour pour supplier le roi qu’il daignât rappeler ses chambellans, ses musiciens, son maître d’hôtel ; il promit d’être désormais moins vain et plus appliqué ; il se fit moins encenser, eut moins de fêtes, et fut plus heureux ; car, comme dit le Sadder[1], toujours du plaisir n’est pas du plaisir.


CHAPITRE VII[2].
LES DISPUTES ET LES AUDIENCES.

C’est ainsi que Zadig montrait tous les jours la subtilité de son génie et la bonté de son âme ; on l’admirait, et cependant on l’aimait. Il passait pour le plus fortuné de tous les hommes, tout l’empire était rempli de son nom ; toutes les femmes le lorgnaient ; tous les citoyens célébraient sa justice ; les savants le regardaient comme leur oracle ; les prêtres même avouaient qu’il en savait plus que le vieux archimage Yébor. On était bien loin alors de lui faire des procès sur les griffons ; on ne croyait que ce qui lui semblait croyable.

Il y avait une grande querelle dans Babylone, qui durait de-

  1. Sur le Sadder, voyez tome XI, pages 34 et 199 ; et dans les Mélanges, année 1777, la troisième niaiserie, faisant partie de Un Chrétien contre six Juifs.
  2. Ce chapitre n’a été publié qu’en 1775.