Cador, dans le moment même, fit placer deux dromadaires des plus légers à la course vers une porte secrète du palais ; il y fit monter Zadig, qu’il fallut porter, et qui était près de rendre l’âme. Un seul domestique l’accompagna ; et bientôt Cador, plongé dans l’étonnement et dans la douleur, perdit son ami de vue.
Cet illustre fugitif, arrivé sur le bord d’une colline dont on voyait Babylone, tourna la vue sur le palais de la reine, et s’évanouit ; il ne reprit ses sens que pour verser des larmes, et pour souhaiter la mort. Enfin, après s’être occupé de la destinée déplorable de la plus aimable des femmes et de la première reine du monde, il fit un moment[1] de retour sur lui-même, et s’écria : « Qu’est-ce donc que la vie humaine ? Ô vertu ! à quoi m’avez-vous servi ? Deux femmes m’ont indignement trompé ; la troisième, qui n’est point coupable, et qui est plus belle que les autres, va mourir ! Tout ce que j’ai fait de bien a toujours été pour moi une source de malédictions, et je n’ai été élevé au comble de la grandeur que pour tomber dans le plus horrible précipice de l’infortune. Si j’eusse été méchant comme tant d’autres, je serais heureux comme eux. » Accablé de ces réflexions funestes, les yeux chargés du voile de la douleur, la pâleur de la mort sur le visage, et l’âme abîmée dans l’excès d’un sombre désespoir, il continuait son voyage vers l’Égypte.
CHAPITRE IX.
LA FEMME BATTUE.
Zadig dirigeait sa route sur les étoiles. La constellation d’Orion et le brillant astre de Sirius le guidaient vers le port[2] de Canope. Il admirait ces vastes globes de lumière qui ne paraissent que de faibles étincelles à nos yeux, tandis que la terre, qui n’est en effet qu’un point imperceptible dans la nature, paraît à notre cupidité quelque chose de si grand et de si noble. Il se figurait alors les hommes tels qu’ils sont en effet, des insectes se dévorant les uns les autres sur un petit atome de boue. Cette image vraie
- ↑ L’erratum de l’édition de Kehl dit de mettre, un mouvement de retour. On a suivi pour la présente édition le texte de 1747, 1748, etc.
- ↑ C’est d’après un erratum manuscrit de feu Decroix que j’ai mis port. Les éditions que j’ai vues portent toutes, sans exception, le pôle de Canope. Voltaire a dit, dans le chapitre v du Taureau blanc : Je m’en vais auprès du lac de Sirbon, par Canope. (B.)