Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome23.djvu/260

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
250
ÉLOGE FUNÈBRE DES OFFICIERS

éloges vagues qui passent avec la fumée des flambeaux funéraires ? Du moins, s’il faut célébrer toujours ceux qui ont été grands, réveillons quelquefois la cendre de ceux qui ont été utiles. Heureux sans doute (si la voix des vivants peut percer la nuit des tombeaux), heureux le magistrat immortalisé par le même organe[1] qui avait fait verser tant de pleurs sur la mort de Marie d’Angleterre, et qui fut digne de célébrer le grand Condé ! Mais si la cendre de Michel Le Tellier reçut tant d’honneurs, est-il un bon citoyen qui ne demande aujourd’hui : « Les a-t-on rendus au grand Colbert, à cet homme qui fit naître tant d’abondance en ranimant tant d’industries, qui porta ses vues supérieures jusqu’aux extrémités de la terre, qui rendit la France la dominatrice des mers, et à qui nous devons une grandeur et une félicité longtemps inconnue ? »

Ô mémoire ! ô noms du petit nombre d’hommes qui ont bien servi l’État ! vivez éternellement ; mais surtout ne périssez pas tout entiers, vous, guerriers, qui êtes morts pour nous défendre. C’est votre sang qui nous a valu des victoires ; c’est sur vos corps déchirés et palpitants que vos compagnons ont marché à l’ennemi, et qu’ils ont monté à tant de remparts ; c’est à vous que nous devons une paix glorieuse achetée par votre perte. Plus la guerre est un fléau épouvantable rassemblant sous lui toutes les calamités et tous les crimes, plus grande doit être notre reconnaissance envers ces braves compatriotes qui ont péri pour nous donner cette paix heureuse qui doit être l’unique but de la guerre et le seul objet de l’ambition d’un vrai monarque.

Faibles et insensés mortels que nous sommes, qui raisonnons tant sur nos devoirs, qui avons tant approfondi notre nature, nos malheurs et nos faiblesses, nous faisons sans cesse retentir nos temples de reproches et de condamnations : nous anathématisons les plus légères irrégularités de la conduite, les plus secrètes complaisances des cœurs ; nous tonnons contre des vices, contre des défauts, condamnables il est vrai, mais qui troublent à peine la société. Cependant quelle voix chargée d’annoncer la vertu s’est jamais élevée contre ce crime si grand et si universel ; contre cette rage destructive qui change en bêtes féroces des hommes nés pour vivre en frères ; contre ces déprédations atroces, contre ces cruautés qui font de la terre un séjour de brigandage, un horrible et vaste tombeau ?

  1. Bossuet, qui a fait les oraisons funèbres de Henriette d’Angleterre, de Condé et de Le Tellier.