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ÉLOGE FUNÈBRE DES OFFICIERS

cette habitude, trop commune à notre nation, de répandre un air de frivolité et de dérision sur ce qu’il y a de plus glorieux dans la vie, et de plus affreux dans la mort. Voudraient-ils s’avilir ainsi eux-mêmes, et flétrir ce qu’ils ont tant d’intérêt d’honorer ?

Que ceux qui ne s’occupent que de nos froids et ridicules romans ; que ceux qui ont le malheur de ne se plaire qu’à ces puériles pensées plus fausses que délicates dont nous sommes tant rebattus, dédaignent ce tribut simple de regrets qui partent du cœur ; qu’ils se lassent de ces peintures vraies de nos grandeurs et de nos pertes, de ces éloges sincères donnés à des noms, à des vertus qu’ils ignorent ; je ne me lasserai point de jeter des fleurs sur les tombeaux de nos défenseurs ; j’élèverai encore ma faible voix ; je dirai : Ici a été tranchée dans sa fleur la vie de ce jeune guerrier[1] dont les frères combattent sous nos étendards, dont le père a protégé les arts à Florence sous une domination étrangère. Là fut percé d’un coup mortel le marquis de Beauvau son cousin, quand le digne petit-fils du grand Condé forçait la ville d’Ypres à se rendre[2]. Accablé de douleurs incroyables, entouré de nos soldats, qui se disputaient l’honneur de le porter, il leur disait d’une voix expirante : « Mes amis, allez où vous êtes nécessaires, allez combattre ; et laissez-moi mourir. » Qui pourra célébrer dignement sa noble franchise, ses vertus civiles, ses connaissances, son amour des lettres, le goût éclairé des monuments antiques enseveli avec lui ? Ainsi périssent d’une mort violente, à la fleur de leur âge, tant d’hommes dont la patrie attendait son avantage et sa gloire ; tandis que d’inutiles fardeaux de la terre amusent dans nos jardins leur vieillesse oisive du plaisir de raconter les premiers ces nouvelles désastreuses.

Ô destin ! ô fatalité ! nos jours sont comptés ; le moment éternellement déterminé arrive, qui anéantit tous les projets et toutes les espérances. Le comte de Bissy, prêt à jouir de ces honneurs tant désirés par ceux mêmes sur qui les honneurs sont accumulés, accourt de Gênes devant Mastricht, et le dernier coup tiré des remparts lui ôte la vie ; il est la dernière victime immolée, au moment même que le ciel avait prescrit pour la cessation de tant de meurtres. Guerre qui as rempli la France de

  1. Le marquis de Beauvau, fils du prince de Craon. (Note de Voltaire.) — Il fut tué le 23 juin 1744.
  2. Ypres capitula le 27 juin.