Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome23.djvu/390

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
380
FABLE.

de gloire. On se fait un parti ; on loue afin d’être loué ; on engage dans ses intérêts les auteurs des journaux : mais bientôt il se forme par la voix du public un arrêt souverain, qui n’est dicté que par le plus ou le moins de plaisir qu’on a en lisant, et cet arrêt est irrévocable.

Il ne faut pas croire que le public ait eu un caprice injuste, quand il a réprouvé dans les fables de M.  de Lamotte des naïvetés qu’il paraît avoir adoptées dans La Fontaine. Ces naïvetés ne sont point les mêmes. Celles de La Fontaine lui échappent, et sont dictées par la nature même. On sent que cet auteur écrivait dans son propre caractère, et que celui qui l’imite en cherchait un. Que La Fontaine appelle un chat, qui est pris pour juge, sa majesté fourrée[1], on voit bien que cette expression est venue se présenter sans effort à son auteur : elle fait une image simple, naturelle et plaisante ; mais que Lamotte appelle un cadran un greffier solaire[2], vous sentez là une grande contrainte avec peu de justesse. Le cadran serait plutôt le greffe que le greffier. Et combien d’ailleurs cette idée de greffier est-elle peu agréable ! La Fontaine fait dire élégamment au corbeau par le renard :

Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois[3]

Lamotte appelle une rave un phénomène potager[4]. Il est bien plus naturel de nommer phénix un corbeau qu’on veut flatter que d’appeler une rave un phénomène. Lamotte appelle cette rave un colosse. Que ces mots de colosse et de phénomène sont mal appliqués à une rave, et que tout cela est bas et froid !

Je sais bien qu’il est nécessaire d’avoir une connaissance un peu fine de notre langue pour bien distinguer ces nuances ; mais j’ai vu beaucoup d’étrangers qui ne s’y méprenaient pas : tant le naturel a de beauté, et tant il se fait sentir ! Je me souviens qu’un jour, étant à une représentation de la tragédie d’Inès avec le jeune comte de Sinzendorf, il fut révolté à ce vers :

Vous me devez, seigneur, l’estime et la tendresse[5].

  1. Livre III, fable xxvi.
  2. Livre III, fable ii.
  3. Livre Ier, fable ii.
  4. Livre V, fable xix.
  5. On lit dans Inès, I, iii :

    Madame, il est enfin digne que la princesse

    Lui donne, avec sa main, l’estime et la tendresse.