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DES MENSONGES IMPRIMÉS.

veau besoin de l’espèce humaine, ils devinrent les facteurs de nos pensées, comme ils l’étaient de nos vins et de nos sels ; et tel libraire d’Amsterdam, qui ne savait pas lire, gagna un million parce qu’il y avait quelques Français qui se mêlaient d’écrire. Ces marchands s’informaient, par leurs correspondants, des denrées qui avaient le plus de cours, et, selon le besoin, ils commandaient à leurs ouvriers des histoires ou des romans, mais principalement des histoires ; parce que, après tout, on ne laisse pas de croire qu’il y a toujours un peu plus de vérité dans ce qu’on appelle Histoire nouvelle, Mémoires historiques, Anecdotes, que dans ce qui est intitulé Roman. C’est ainsi que, sur des ordres de marchands de papier et d’encre, leurs metteurs en œuvre composèrent les Mémoires d’Artagnan, de Pontis, de Vordac, de Rochefort[1], et tant d’autres dans lesquels on trouve au long tout ce qu’ont pensé les rois ou les ministres quand ils étaient seuls, et cent mille actions publiques dont on n’avait jamais entendu parler. Les jeunes barons allemands, les palatins polonais, les dames de Stockholm et de Copenhague, lisent ces livres, et croient y apprendre ce qui s’est passé de plus secret à la cour de France.

II. Varillas était fort au-dessus des nobles auteurs dont je parle ; mais il se donnait d’assez grandes libertés. Il dit un jour à un homme qui le voyait embarrassé : « J’ai trois rois à faire parler ensemble ; ils ne se sont jamais vus, et je ne sais comment m’y prendre. — Quoi donc, dit l’autre, est-ce que vous faites une tragédie ? »

III. Tout le monde n’a pas le don de l’invention. On fait imprimer in-12, les fables de l’Histoire ancienne[2], qui étaient ci-devant in-folio. Je crois que l’on peut retrouver dans plus de deux cents auteurs les mêmes prodiges opérés et les mêmes prédictions faites du temps que l’astrologie était une science. On nous redira peut-être encore que deux juifs[3], qui sans doute ne savaient que vendre de vieux habits et rogner de vieilles espèces, promirent l’empire à Léon l’Isaurien, et exigèrent de lui qu’il

  1. Les Mémoires de M. d’Artagnan, trois volumes in-12, et les Mémoires de M. L. C. D. R. (le comte de Rochefort), 1087, in-12, ont pour auteur Sandras de Courtilz : ce ne sont que des romans. Les Mémoires du sieur de Pontis, 1678, deux volumes in-12, ont été rédigés par P. Thomas Dufossé. Quant aux Mémoires du comte de Vordac, 1730, deux volumes in-12, on sait que le premier volume est de l’abbé Cavard, ex-jésuite ; et le second, de l’abbé Olivier, ex-cordelier, auteur de Roselli, ou l’infortuné Napolitain. (B.)
  2. Rollin, d’ailleurs si estimable, nous berce de tous les contes d’Hérodote, dit Voltaire dans le chapitre II du Pyrrhonisme de l’histoire.
  3. Voyez tome XVI, page 124 ; et le chapitre XXII du Pyrrhonisme de l’histoire.