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DES EMBELLISSEMENTS

LE BOSTANGI.

D’accord : mais, pour faire ce qu’on nous demande, il faudrait le travail de dix mille hommes pendant dix années ; et où trouver de quoi les payer ?

LE PHILOSOPHE.

N’avez-vous pas soudoyé cent mille soldats pendant dix ans de guerre[1] ?

LE BOSTANGI.

Il est vrai, et l’État ne paraît pourtant pas appauvri.

LE PHILOSOPHE.

Quoi ! vous avez de l’argent pour envoyer tuer cent mille hommes, et vous n’en avez pas pour en faire vivre dix mille ?

LE BOSTANGI.

Cela est bien différent : il en coûte beaucoup moins pour envoyer un citoyen à la mort que pour lui faire sculpter du marbre.

LE PHILOSOPHE.

Vous vous trompez encore. Trente mille hommes de cavalerie seulement sont beaucoup plus chers que dix mille artisans ; et la vérité est que ni les uns ni les autres ne sont chers quand ils sont employés dans le pays.

Que croyez-vous qu’il en ait coûté aux anciens Égyptiens pour bâtir des pyramides, et aux Chinois pour faire leur grande muraille ?

Des oignons et du riz. Leurs terres ont-elles été épuisées pour avoir nourri des hommes laborieux, au lieu d’avoir engraissé des fainéants ?

LE BOSTANGI.

Vous me poussez à bout, et vous ne me persuadez pas. La philosophie raisonne, et la coutume agit.

LE PHILOSOPHE.

Si les hommes avaient toujours suivi cette maxime, ils mangeraient encore du gland, et ne sauraient pas ce que c’est que la pleine lune. Pour exécuter les plus grandes entreprises, il ne faut qu’une tête et des mains, et l’on vient à bout de tout. Vous avez de belles pierres, du fer, du cuivre, de beaux bois de charpente ; il ne vous manque donc que la volonté.

LE BOSTANGI.

Nous avons de tout ; la nature nous a très-bien traités ; mais quelles dépenses énormes pour mettre tant de matériaux en œuvre !

  1. Ce fut le 17 août 1741 que quarante mille Français passèrent le Rhin pour prendre part à la guerre que termina le traité d’Aix-la-Chapelle, du 18 octobre 1748. Cette guerre, comme on voit, ne dura pas dix ans. (B.)