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DE LA MARQUISE DU CHÂTELET.

Il eût été heureux pour ses amis qu’elle n’eût pas entrepris cet ouvrage dont les savants vont jouir : on peut dire d’elle, en déplorant sa destinée, periit… arte sua[1].

Elle se crut frappée à mort longtemps avant le coup qui nous l’a enlevée : dès lors elle ne songea plus qu’à employer le peu de temps qu’elle prévoyait lui rester à finir ce qu’elle avait entrepris, et à dérober à la mort ce qu’elle regardait comme la plus belle partie d’elle-même. L’ardeur et l’opiniâtreté du travail, des veilles continuelles dans un temps où le repos l’aurait sauvée, amenèrent enfin cette mort qu’elle avait prévue. Elle sentit sa fin approcher ; et, par un mélange singulier de sentiments qui semblaient se combattre, on la vit regretter la vie et regarder la mort avec intrépidité. La douleur d’une séparation éternelle affligeait sensiblement son âme ; et la philosophie dont cette âme était remplie lui laissait tout son courage. Un homme qui s’arrache tristement à sa famille désolée, et qui fait tranquillement les préparatifs d’un long voyage, n’est que le faible portrait de sa douleur et de sa fermeté ; de sorte que ceux qui furent les témoins de ses derniers moments sentaient doublement sa perte par leur propre affliction et par ses regrets, et admiraient en même temps la force de son esprit, qui mêlait à des regrets si touchants une constance si inébranlable.

Elle est morte au palais de Lunéville, le 10 septembre[2] 1749, à l’âge de quarante-trois ans et demi, et a été inhumée dans la chapelle voisine[3].

FIN DE L’ÉLOGE HISTORIQUE.
  1. Ovide, Ibis, 6.
  2. Toutes les impressions faites jusqu’à ce jour (1830) portent : dix août ; faute que je me suis permis de corriger. Voyez, dans la Correspondance, les lettres à d’Argental, des 1er et 4 septembre 1749 ; à Voisenon, du 4 septembre ; à Mme du Deffant, du 10 septembre 1740. (B.)
  3. Outre la traduction des Principes mathématiques de Newton, on a de Mme  la marquise du Châtelet : 1° un volume d’Institutions leibnitziennes, dont les premiers chapitres sont un modèle du style qui convient aux ouvrages philosophiques. Ces Institutions sont adressées à son fils, depuis ambassadeur en Angleterre, et colonel du régiment du Roi. 2° Une pièce Sur la nature du feu, dont nous avons parlé dans le volume des Œuvres physiques de M. de Voltaire. 3° Un traité manuscrit Sur le Bonheur, le seul peut-être des ouvrages sur cette question qui ait été écrit sans prétention, et avec une entière franchise. (K.) — Les Institutions de physique, par madame du Châtelet, sont de 1740, in-8o. Les Réflexions sur le bonheur ont été imprimées dans les Opuscules philosophiques et littéraires, 1790, in-12 et in-8o. Le duc du Châtelet, fils de cette dame, s’empoisonna en prison avec de l’opium dans le temps des massacres de la Révolution. (B.)