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MÉMOIRE SUR LA SATIRE.

Peut-être que les jeunes gens qui liront cet essai apprendront à détester la satire. Ceux qui ont embrassé ce genre funeste d’écrire en rougiront, et les magistrats qui veillent sur les mœurs regarderont peut-être cet essai comme une requête présentée au nom de tous les honnêtes gens pour réprimer un abus intolérable.

DE LA CRITIQUE PERMISE.

J’espère que ce siècle si éclairé permettra d’abord que j’entre un moment dans l’intérieur de l’homme : car c’est sur cette connaissance que toute la vie civile est fondée.

Je crois qu’il y a, dans tous les hommes, une horreur pour le mépris, aussi nécessaire pour la conservation de la société et pour le progrès des arts que la faim et la soif le sont pour nous conserver la vie. L’amour de la gloire n’est pas si général, mais l’impossibilité de supporter le mépris paraît l’être. Il n’est pas plus dans la nature qu’un homme puisse vivre avec des hommes qui lui feront sentir des dédains continuels qu’avec des meurtriers qui lui feraient tous les jours des blessures.

Ce que je dis là n’est point une exagération : et il est très-vraisemblable que Dieu, qui a voulu que nous vécussions en société, nous a donné ce sentiment ineffaçable comme il a donné l’instinct aux fourmis et aux abeilles pour vivre en commun.

Aussi toute la politesse des hommes ne consiste qu’à se conformer à cette horreur invincible que la nature humaine aura toujours pour ce qui porte le caractère de mépris. La première règle de l’éducation, dans tous les pays, est de ne jamais rien dire de choquant à personne.

Les Français ont été plus loin en cela que les autres peuples : ils ont presque fait une loi de la société, de dire des choses flatteuses.

Il serait donc bien étrange que, dans la nation la plus polie de l’Europe, il fût permis d’écrire, d’imprimer, de publier d’un homme, à la face de tout le monde, ce qu’on n’oserait jamais dire à lui-même, ni en présence d’un tiers, ni en particulier.

Il n’est permis de critiquer par écrit, sans doute, que de la même façon dont il est permis de contredire dans la conversation. Il faut prendre le parti de la vérité ; mais faut-il blesser pour cela l’humanité ? faut-il renoncer à savoir vivre parce qu’on se flatte de savoir écrire ?

Depuis le beau règne de Louis XIV, où tout s’est perfectionné en France, les magistrats qui veillent sur la littérature ont eu