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MÉMOIRE.

lui, comme de raison, toutes les parties de mathématique, et il m’abandonnait la physique et les éloges. On sent bien que c’eût été le partage du lion, qu’il aurait bientôt tout pris pour lui, et que je n’aurais été que son sous-secrétaire. M. de Maurepas et ses amis savent que je ne donnai pas dans ce piège. Je ne connais point la politique en fait de littérature ; je ne connais que l’indépendance et le travail. Ce qui est étrange, c’est que je suis venu chercher ce travail et cette indépendance même à la cour d’un roi ; et, ce qui est encore plus rare, c’est que je les y ai trouvés. J’ai passé près de deux années entières dans ma chambre, uniquement occupé de mes études, ne faisant aucune visite, ne rendant pas même mes devoirs aux reines et aux princes, ne sachant pas les noms des grands officiers de la couronne ni de la plupart des ministres, et ayant soupé, pendant des mois entiers, à la table du roi, avec des personnes dont le nom m’est encore absolument inconnu.

Il n’a pas été malaisé de calomnier auprès du roi un homme qui, par cette vie solitaire, s’était privé lui-même de tous les moyens de se défendre. On peut croire qu’une pension très-considérable, quelques distinctions inusitées accordées à ma mauvaise santé, et surtout l’honneur que j’avais de voir de plus près qu’un autre les travaux littéraires dans lesquels le roi se délasse des travaux du gouvernement, on peut croire, dis-je, que tout cela ensemble a excité un peu de jalousie. On sait combien il est aisé, dans une cour, de faire parvenir à l’oreille du prince un mot qui peut intéresser son amour-propre. L’art de nuire sans se compromettre n’est pas un art nouveau, et il n’y a pas grand mérite à le mettre en œuvre ; mais on a beau être savant dans cet art de lancer des traits et de retirer la main, on ne peut pas toujours la retirer si vite qu’elle ne soit aperçue.

De tous les artifices que Maupertuis a mis en usage pour me perdre, je choisirai celui-ci, dont la découverte et l’authenticité ne souffrent ni doutes ni réplique :

Lettre[1] du sieur La Beaumelle à M. Roques, ministre au pays
de Hesse-Hombourg : novembre 1752.

« Maupertuis vint chez moi... il me dit qu’un jour, au souper des petits appartements, M. de Voltaire avait parlé d’une manière violente contre moi ; qu’il avait dit au roi que je parlais peu res-

  1. Un fragment plus considérable de cette lettre se trouve dans un autre mémoire de Voltaire, du 27 janvier 1753, tome XV, page 95.