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MÉMOIRE.

au point de vouloir paraître modéré et clément, dans le temps qu’il opprimait son adversaire, ou plutôt son ami, par une sentence flétrissante. Il demanda sa grâce à l’Académie par une lettre ; il affecta de ne point paraître au jugement qu’il avait dicté. Il est vrai qu’il n’y eut aucune délibération, aucune signature. Personne n’osa parler, hors un professeur nommé M. Sulzer[1] qui protesta hautement contre un procédé si inouï. Le secrétaire de l’Académie même[2], tout dépendant qu’il était de Maupertuis, fut trois jours sans signer cette sentence odieuse.

M. de Maupertuis ne se contenta pas de ce cruel triomphe ; il écrivit lettres sur lettres à Mme  la princesse d’Orange, à laquelle M. Koenig a l’honneur d’être attaché. Il le poursuivit jusque dans cet asile ; il eut l’audace de prier cette princesse de lier les mains à son conseiller, tandis qu’il le perçait de coups ; et, dans la noire profondeur de cette vengeance, il ne manquait pas d’avertir Son Altesse Royale des ménagements extrêmes qu’il avait eus pour M. Koenig. « Ma seule modération, dit-il dans une de ses lettres, lui a épargné l’affront d’une peine académique. »

M. Koenig garda longtemps le silence, et j’avoue que moi-même, trompé par les apparences, je le crus coupable. Il n’est pas étonnant que le roi ait pensé de même, après un jugement qui paraissait si solennel, et lorsque tout conspirait avec le silence de M. Koenig pour induire le public en erreur.

Enfin l’Appel au public parut, et l’Europe littéraire fut détrompée. Presque tous les académiciens de Berlin avouèrent que cet ouvrage était victorieux. M. Koenig me l’envoya ; j’en fus frappé comme de la plus vive lumière. Tous les philosophes d’Allemagne, de Paris et de Londres, sans exception, jugèrent en faveur de M. Koenig, pour le fond et pour la forme, et tous les lecteurs, aussi sans exception, justifièrent son innocence, si violemment persécutée et si injustement flétrie. Ce fut, et c’est encore le cri général.

C’est un grand malheur que cet Appel au public n’ait pas été lu par Sa Majesté ; Maupertuis ne l’aurait pas compromise comme il a fait. Dans ce temps-là il fit imprimer ses Lettres, ouvrage sin-

  1. Jean-George Sulzer (on prononce Soulzer), né en 1720 à Winterthur, canton de Zurich ; nommé membre de l’Académie des sciences de Berlin vers 1750, mort dans cette dernière ville en 1779, après y avoir été successivement professeur de mathématiques et de philosophie pendant plus de trente ans. (Cl.)
  2. C’était Formey. « Je ne laissais pas, dit-il dans ses Souvenirs (I, 183), de gémir en secret de l’incompétence du jugement qui fut rendu, et de plusieurs fausses démarches que la passion fit faire à M. de Maupertuis. » (B.)