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156 FRAGMENT D'UNE LETTRE

nombre de bons bourgeois, de prêtres, d'artisans même, ne croientpas plus aux superstitions que les confesseurs des princes, les ministres d'État et les médecins. Mais qu'arrive-t-il ? Ils ont assez de bon sens pour voir l'absurdité de nos dogmes, et ils ne sont ni assez instruits ni assez sages pour pénétrer au delà. Le Dieu qu'on nous annonce, disent-ils, est ridicule: donc il n'y a point de Dieu. Cette conclusion est aussi absurde que les dogmes qu'on leur prêche, et, sur cette conclusion précipitée, ils se jettent dans le crime si un bon naturel ne les retient pas.

«.Proposons-leur un Dieu qui ne soit pas ridicule, qui ne soit pas déshonoré par des contes de vieilles, ils l'adoreront sans rire et sans murmurer ; ils craindront de trahir la conscience que Dieu leur a donnée. Ils ont un fonds de raison, et cette raison ne se révoltera pas. Car enfin, s'il y a de la folie à reconnaître un autre que le souverain de la nature, il n'y en a pas moins à nier l'existence de ce souverain. S'il y a quelques raisonneurs dont la vanité trompe leur intelligence jusqu'à lui nier l'intelligence universelle, le très-grand nombre, en voyant les astres et les animaux organisés, reconnaîtra toujours la puissance formatrice des astres et de l'homme. En un mot, Thonnête homme se plie plus aisément à fléchir devant l'Être des êtres que sous un natif de la Mecque ou de Bethléem. Il sera véritablement religieux en écrasant la superstition. Son exemple influera sur la populace, et ni les prêtres ni les gueux ne seront à craindre,

« Alors je ne craindrai plus ni l'insolence d'un Grégoire VII, ni les poisons d'un Alexandre VI, ni le couteau des Clément, des Ravaillac, des Balthazar Gérard, et de tant d'autres coquins armés par le fanatisme. Croit- on qu'il me sera plus difficile de faire entendre raison aux Allemands qu'il ne Fa été aux princes chi- nois de faire fleurir chez eux une religion pure, établie chez tous les lettrés depuis plus de cinq mille ans? »

Je lui répondis que rien n'était plus raisonnable et plus facile, mais qu'il ne le ferait pas, parce qu'il serait entraîné par d'autres soins dés qu'il serait sur le trône, et que, s'il tentait de rendre son peuple raisonnable, les princes voisins ne manqueraient pas d'armer l'ancienne folie de son peuple contre lui-même.

« Les princes chinois, lui dis-je, n'avaient point de princes voisins à craindre quand ils instituèrent un culle digne de Dieu et de l'homme. Ils étaient séparés des autres dominations par des montagnes inaccessibles et par des déserts. Vous ne pourrez effectuer ce grand projet que quand vous aurez cent mille guer- riers victorieux sous vos drapeaux, et alors je doute que vous

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