Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome24.djvu/256

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« C’est là, monsieur, l’histoire succincte de ce qui est arrivé parmi nous. La France a été longtemps barbare, et, aujourd’hui qu’elle commence à se civiliser, il y a encore des gens attachés à l’ancienne barbarie. Nous avons, par exemple, un petit nombre de gens de bien qui voudraient priver les fermiers généraux de toutes leurs richesses, condamnées dans l’Évangile, et priver le public d’un art aussi noble qu’innocent, que l’Évangile n’a jamais proscrit, et dont aucun apôtre n’a jamais parlé. Mais la saine partie du clergé laisse les financiers se damner en paix, et permet seulement qu’on excommunie les comédiens pour la forme.

— J’entends, dit l’intendant des menus ; vous ménagez les financiers, parce qu’ils vous donnent à dîner ; vous tombez sur les comédiens, qui ne vous en donnent pas. Monsieur, oubliez-vous que les comédiens sont gagés par le roi, et que vous ne pouvez pas excommunier un officier du roi faisant sa charge ? Donc il ne vous est pas permis d’excommunier un comédien du roi jouant Cinna et Polyeucte par ordre du roi.

— Et où avez-vous pris, dit Grizel, que nous ne pouvons damner un officier du roi ? c’est apparemment dans vos libertés de l’Église gallicane ? Mais ne savez-vous pas que nous excommunions les rois eux-mêmes ? Nous avons proscrit le grand Henri IV et Henri III, et Louis XII, le père du peuple, tandis qu’il convoquait un concile à Pise, et Philippe le Bel, et Philippe-Auguste, et Louis VIII, et Philippe Ier et le saint roi Robert, quoiqu’il brûlât des hérétiques. Sachez que nous sommes les maîtres d’anathématiser tous les princes, et de les faire mourir de mort subite ; et après cela vous irez vous lamenter de ce que nous tombons sur quelques princes de théâtre. »

L’intendant des menus, un peu fâché, lui coupa la parole, et lui dit : « Monsieur, excommuniez mes maîtres tant qu’il vous plaira, ils sauront bien vous punir ; mais songez que c’est moi qui porte aux acteurs de Sa Majesté l’ordre de venir se damner devant elle. S’ils sont hors du giron, je suis aussi hors du giron ; s’ils pèchent mortellement en faisant verser des larmes à des hommes vertueux dans des pièces vertueuses, c’est moi qui les fais pécher ; s’ils vont à tous les diables, c’est moi qui les y mène. Je reçois l’ordre des premiers gentilshommes de la chambre, ils sont plus coupables que moi ; le roi et la reine, qui ordonnent qu’on les amuse et qu’on les instruise, sont cent fois plus coupables encore. Si vous retranchez du corps de l’Église les soldats, il est sûr que vous retranchez aussi les officiers et les généraux ; vous ne vous tirerez jamais de là. Voyez, s’il vous plaît, à quel