Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome24.djvu/261

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— Vous avez raison, dit l’intendant des menus ; je vois clairement que nous sommes encore très-éloignés d’être nettoyés de l’ancienne rouille de la barbarie. Laissons paisiblement subsister les vieilles sottises qui menacent ruine : elles tomberont d’elles-mêmes, et nos petits-enfants nous traiteront de bonnes gens comme nous traitons nos pères d’imbéciles. Laissons les tartufes crier encore quelques années ; et demain je vous mène à la comédie du Tartuffe. »


Après cette conversation, arrivèrent deux petits pédants à l’air empesé, à la marche grave et à la tête large et creuse, tout bouffis d’orgueil et de formalités, fous sérieux qui font des sottises de sang-froid, gens qui n’ont jamais lu ni Cicéron, ni Démosthène, ni Sophocle, ni Euripide, ni Térence, mais qui se croient fort supérieurs à eux. Nous dinâmes : on parla de la gloire de la France et de sa prééminence sur les autres nations ; nous cherchâmes en quoi consistait cette supériorité. J’osai prendre alors la parole, et je dis : « Cette supériorité ne consiste pas dans nos lois, car, à proprement parler, nous n’avons pu encore en avoir de fixes depuis 1400. Nous n’avons que des coutumes très-contestées : ces coutumes changent de ville en ville, ainsi que les poids et mesures, et une nation chez laquelle ce qui est juste vers la Seine est injuste vers le Rhône ne peut guère se glorifier de ses lois. Est-ce par nos découvertes que nous l’emportons sur les autres peuples ? Hélas ! c’est un pilote génois qui a découvert le nouveau monde, c’est un Allemand qui a inventé l’imprimerie, c’est un Italien à qui nous devons les lunettes ; un Hollandais a inventé les pendules, un Italien a trouvé la pesanteur de l’air, un Anglais a découvert les lois de la nature[1] ; et nous n’avons inventé que les convulsions. Brillons-nous par la marine, par le commerce, par l’agriculture ? Plût à Dieu ! Il faut espérer que nous profiterons quelque jour de l’exemple de nos voisins. Trouvez-moi un seul art, une seule science dans laquelle nous n’ayons pas des maîtres chez les nations étrangères. Avons-nous pu seulement traduire en vers les poëtes grecs et latins, que les Anglais et les Italiens ont si heureusement traduits ? »

Les convives se regardèrent ; ils conclurent que nous sommes médiocres presque en tous genres, et que ce n’est que dans l’art

  1. Le pilote génois est Christophe Colomb ; l’Allemand est Gutenberg ; l’Italien que Voltaire désigne comme inventeur des lunettes est Alexandre Spina : le Hollandais dont parle Voltaire est Huygens ; c’est Torricelli qui a trouvé la pesanteur de l’air ; c’est Newton qui a découvert les lois de la nature.