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À M. DE***.

cet ouvrage par le droit de la guerre, et il est de bonne prise. Mais apparemment que les mêmes housards en ont conduit l’impression. Tout y est étrangemement défiguré ; il y manque les chapitres les plus intéressants. Presque toutes les dates y sont fausses, presque tous les noms déguisés. Il y a beaucoup de phrases qui ne forment aucun sens ; d’autres qui forment un sens ridicule ou indécent. Les transitions, les conjonctions, sont déplacées. On m’y fait dire très-souvent tout le contraire de ce que j’ai dit, et je ne conçois pas comment on a pu lire cet ouvrage dans l’état où il est livré au public. Je suis très-aise que le libraire qui s’en est chargé y ait trouvé son compte, et l’ait si bien vendu ; mais, s’il avait voulu me consulter, je l’aurais mis en état de donner au moins au public un ouvrage moins défectueux ; et, voyant qu’il m’était impossible d’arrêter l’impression, j’aurais donné tous mes soins à l’arrangement de cet informe assemblage, qui, dans l’état où il est, ne mérite pas les regards d’un homme un peu instruit.

Comme je ne croyais pas, monsieur, que jamais aucun libraire voulût risquer de donner quelque chose de si imparfait, je vous avoue que je m’étais servi de quelques-uns de ces matériaux pour bâtir un édifice plus régulier et plus solide. Une des plus respectables princesses d’Allemagne[1] à qui je ne veux rien refuser, m’ayant fait l’honneur de me demander les Annales de l’Empire, je n’ai point fait difficulté d’insérer un petit nombre de pages de cette prétendue histoire universelle dans l’ouvrage qu’elle m’a ordonné de composer.

Dans le temps que je donnais à Son Altesse Sérénissime cette marque de mon obéissance, et que ces Annales de l’Empire étaient déjà presque entièrement imprimées, j’ai appris qu’un Allemand, qui était l’année passée à Paris, avait travaillé sur le même sujet, et que son ouvrage était prêt à paraître. Si je l’avais su plus tôt, j’aurais assurément interrompu l’impression du mien. Je sais qu’il est beaucoup plus capable que moi d’une telle entreprise, et je suis très-éloigné de prétendre lutter contre lui ; mais le libraire à qui j’ai fait présent de mon manuscrit a pris trop de peine et m’a trop bien servi pour que je puisse supprimer le fruit de son travail. Peut-être même que le goût dans lequel j’ai écrit ces Annales de l’Empire, étant différent de la méthode observée par l’habile homme dont j’ai l’honneur de vous parler, les savants ne seront pas fâchés de voir les mêmes vérités sous des faces différentes. Il

  1. La duchesse de Saxe-Gotha ; voyez tome XIII, page 191.