Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome24.djvu/82

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le peuple de grands génies qui se feraient un mérite de suivre cette nouveauté. Si on me réplique que ces grands génies feraient des factions et allumeraient une guerre civile, je n’ai plus rien à dire, et j’abandonne pour le bien de la paix mon opinion hasardée.

Tout le monde connaît le roi de Boutan. C’est un des plus grands princes du monde. Il foule à ses pieds les trônes de la terre ; et ses souliers, s’il en a, ont des spectres pour agrafes. Il adore le diable, comme on sait, et lui est fort dévot, aussi bien que sa cour. Il fit venir un jour un fameux sculpteur de mon pays pour lui faire une belle statue de Belzébuth. Le sculpteur réussit parfaitement : jamais le diable n’a été si beau ; mais malheureusement notre Praxitèle n’avait donné que cinq griffes à son animal, et les Boutaniers lui en donnaient toujours six. Cette énorme faute du sculpteur fut relevée par le grand maître des cérémonies du diable, avec tout le zèle d’un homme justement jaloux des droits de son patron et de l’usage immémorial et sacré du royaume de Boutan. Il demanda la tête du sculpteur. Celui-ci répondit que ces cinq griffes pesaient tout juste le poids des six griffes ordinaires ; et le roi de Boutan, qui est fort indulgent, lui fit grâce. Depuis ce temps, le peuple de Boutan fut détrompé sur les six griffes du diable.

Le même jour Sa Majesté eut besoin d’être saignée : un chirurgien gascon qui était venu à sa cour dans un vaisseau de notre compagnie des Indes fut nommé pour tirer cinq onces de ce sang précieux. L’astrologue de quartier cria que la vie du roi était en danger si on le saignait dans l’état où était le ciel. Le Gascon pouvait lui répondre qu’il ne s’agissait que de l’état où était le roi de Boutan ; mais il attendit prudemment quelques minutes, et, prenant son almanach : « Vous avez raison, grand homme, dit-il à l’aumônier de quartier, le roi serait mort si on l’avait saigné dans l’instant où vous parliez ; le ciel a changé depuis ce temps-là, et voici le moment favorable. » L’aumônier en convint. Le roi fut guéri, et petit à petit on s’accoutuma à saigner les rois quand ils en avaient besoin.

Un brave dominicain disait dans Rome à un philosophe anglais : « Vous êtes un chien ; vous enseignez que c’est la terre qui tourne, et vous ne songez pas que Josué arrêta le soleil. — Eh ! mon révérend père, répondit l’autre, c’est aussi depuis ce temps-là que le soleil est immobile. » Le dominicain et le chien s’embrassèrent, et on osa croire enfin, même en Italie, que la terre tourne.