Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/130

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LE CHAPON.

Hélas ! ma pauvre poularde, C’est pour nous engraisser, et pour nous rendre la chair plus délicate.

LA POULARDE.

Eh bien ! quand nous serons plus gras, le seront-ils davantage ?

LE CHAPON.

Oui, car ils prétendent nous manger.

LA POULARDE.

Nous manger ! ah, les monstres !

LE CHAPON.

C’est leur coutume ; ils nous mettent en prison pendant quelques jours, nous font avaler une pâtée dont ils ont le secret, nous crèvent les yeux pour que nous n’ayons point de distraction ; enfin, le jour de la fête étant venu, ils nous arrachent les plumes, nous coupent la gorge, et nous font rôtir. On nous apporte devant eux dans une large pièce d’argent ; chacun dit de nous ce qu’il pense ; on fait notre oraison funèbre : l’un dit que nous sentons la noisette ; l’autre vante notre chair succulente ; on loue nos cuisses, nos bras, notre croupion ; et voilà notre histoire dans ce bas monde finie pour jamais.

LA POULARDE.

Quels abominables coquins ! je suis prête à m’évanouir. Quoi ! on m’arrachera les yeux ! on me coupera le cou ! je serai rôtie et mangée ! Ces scélérats n’ont donc point de remords ?

LE CHAPON.

Non, m’amie ; les deux abbés dont je vous ai parlé disaient que les hommes n’ont jamais de remords des choses qu’ils sont dans l’usage de faire.

LA POULARDE.

La détestable engeance ! Je parie qu’en nous dévorant ils se mettent encore à rire et à faire des contes plaisants, comme si de rien n’était.

LE CHAPON.

Vous l’avez deviné ; mais sachez pour votre consolation (si c’en est une) que ces animaux, qui sont bipèdes comme nous, et qui sont fort au-dessous de nous, puisqu’ils n’ont point de plumes, en ont usé ainsi fort souvent avec leurs semblables. J’ai entendu dire à mes deux abbés que tous les empereurs chrétiens et grecs ne manquaient jamais de crever les deux yeux à leurs cousins et à leurs frères ; que même, dans le pays où nous