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AVERTISSEMENT

lancer cette force publique, ou tant qu’ils ne pourront enlever au gouvernement la force dont il dispose. Or il est aisé de voir que les opinions religieuses, que l’intolérance oblige de se réunir en un plus petit nombre de classes, peuvent seules donner à des particuliers ce pouvoir dangereux. La tolérance, au contraire, ne peut produire aucun trouble, et enlève tout prétexte ; son effet nécessaire est de désunir les opinions : dans un pays partagé entre un grand nombre de sectes, aucune ne peut prétendre à dominer, et par conséquent toutes sont tranquilles.

Les partisans de l’intolérance politique ont dit, dans les pays protestants, qu’il ne fallait pas tolérer le papisme, parce qu’il tend à établir la puissance ecclésiastique sur les ruines de l’autorité du monarque ; et dans les pays catholiques, qu’il ne faut pas tolérer les communions protestantes, parce qu’elles sont ennemies du pouvoir absolu. Cette contradiction ne suffit-elle pas à un homme de bon sens pour en conclure qu’il faut les tolérer toutes, afin qu’aucune n’ayant de pouvoir, aucune ne puisse être dangereuse ?

Quelques personnes prétendent que la liberté de penser étant une suite naturelle de la tolérance, et la liberté de penser conduisant à la destruction de la morale, l’intolérance est nécessaire au bonheur des hommes : c’est calomnier la nature humaine. Quoi ! du moment où les hommes se mêlent de raisonner, ils deviennent des scélérats ! Quoi ! la vertu, la probité, ne peuvent s’appuyer que sur des sophismes qui disparaîtront dès qu’on sera libre de les attaquer ! Cette opinion est contredite par les faits. Parmi les hommes qui commettent des crimes, il y a beaucoup plus de gens crédules que de libres penseurs ; et il faut se garder de confondre la liberté de penser, produite par l’usage de la raison, avec ces maximes immorales qui sont depuis tous les temps à la bouche de la canaille de tous les pays : elles sont le fruit d’un instinct grossier, et non celui de la raison ; elles ne peuvent être attaquées et détruites que par elle.

Vous voulez, dites-vous, que les hommes aiment et pratiquent la vertu : préférez ceux qui veulent les rendre raisonnables à ceux qui s’occupent d’ajouter des erreurs étrangères aux erreurs où l’instinct peut entraîner.

Les hommes qui croient vraie la religion qu’ils professent doivent désirer la tolérance : d’abord, pour avoir le droit d’être tolérés eux-mêmes dans le pays où leur religion ne domine pas ; ensuite, pour que leur religion puisse subjuguer tous les esprits. Toutes les fois que les hommes ont la liberté de discuter, la vérité finit par triompher seule. Voyez comme, depuis le peu de temps où il a été permis de parler raison sur la magie, cette erreur si générale et si ancienne a disparu presque absolument. Croyez-vous donc qu’il faille des bourreaux et des assassins pour dégoûter les hommes de croire au dieu Fô, à Sammonocodom, etc. ?

Tandis que la nature, la raison, la politique, la vraie piété, prêchent la tolérance, quelques hommes voudraient bien persécuter : et si les gouvernements, plus éclairés, plus humains, ne leur immolent plus de victimes, on leur abandonne les livres ; on défend, sous des peines graves, d’écrire avec liberté. Qu’en arrive-t-il ? On porte dans les livres clandestins la liberté jusqu’à la licence ; et si l’on avance dans ces livres des principes dangereux,