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HISTOIRE DE LA MORT DE JEAN CALAS.

la capitale du royaume devait être encore plus barbare que celle du Languedoc. Enfin le devoir de venger la mémoire de son mari l’emporta sur sa faiblesse. Elle arriva à Paris prête d’expirer. Elle fut étonnée d’y trouver de l’accueil, des secours, et des larmes[1].

La raison l’emporte à Paris sur le fanatisme, quelque grand qu’il puisse être, au lieu qu’en province le fanatisme l’emporte presque toujours sur la raison.

M. de Beaumont, célèbre avocat du parlement de Paris, prit d’abord sa défense, et dressa une consultation qui fut signée de quinze avocats[2]. M. Loiseau, non moins éloquent, composa un mémoire[3] en faveur de la famille. M. Mariette, avocat au conseil, dressa une requête juridique[4] qui portait la conviction dans tous les esprits.

Ces trois généreux défenseurs des lois et de l’innocence abandonnèrent à la veuve le profit des éditions de leurs plaidoyers[5]. Paris et l’Europe entière s’émurent de pitié, et demandèrent justice avec cette femme infortunée. L’arrêt fut prononcé par tout le public longtemps avant qu’il pût être signé par le conseil.

La pitié pénétra jusqu’au ministère, malgré le torrent continuel des affaires[6] qui souvent exclut la pitié, et malgré l’habitude de voir des malheureux, qui peut endurcir le cœur encore davantage. On rendit les filles à la mère. On les vit toutes les trois, couvertes d’un crêpe et baignées de larmes, en faire répandre à leurs juges.

Cependant cette famille eut encore quelques ennemis, car il s’agissait de religion. Plusieurs personnes, qu’on appelle en France dévotes[7], dirent hautement qu’il valait mieux laisser rouer un vieux calviniste innocent que d’exposer huit conseillers de Languedoc à convenir qu’ils s’étaient trompés : on se servit même de cette expression : « Il y a plus de magistrats que de Calas » ; et

  1. Elle fut logée chez MM. Dufour et Mallet, banquiers, puis accueillie par d’Argental et Damilaville.
  2. Mémoire à consulter, et Consultation pour la dame Anne-Rose Cabibel, veuve Calas, et pour ses enfants, 25 août 1762.
  3. Mémoire pour Donat, Pierre et Louis Calas.
  4. Mémoire pour dame Anne-Rose Cabibel, veuve du sieur Jean Calas, L. et L.-D. Calas, leurs fils, et Anne-Rose et Anne Calas, leurs filles, demandeurs en cassation d’un arrêt du parlement de Toulouse, du 9 mars 1762.
  5. On les a contrefaits dans plusieurs villes, et la dame Calas a perdu le fruit de cette générosité. (Note de Voltaire.)
  6. Choiseul s’occupait alors à faire la paix avec l’Angleterre.
  7. Dévot vient du mot latin devotus. Les devoti de l’ancienne Rome étaient ceux qui se dévouaient pour le salut de la république : c’étaient les Curtius, les Décius. (Note de Voltaire.)