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ÉRASME, ET RABELAIS. 343

répété, tant fait crier par les moines, qu'à la fin presque toute l'Europe en fut persuadée.

LUCIEN.

Ah ! que vous l'emportez sur nous en démence ! Les fables de \^ Jupiter, de Neptune, et de Pluton, dont je me suis tant moqué, étaient des choses respectables en comparaison des sottises dont votre monde a été infatué. Je ne saurais comprendre comment vous avez pu parvenir à tourner en ridicule, avec sécurité, des gens qui devaient craindre le ridicule encore plus qu'une conspi- ration. Car enfin on ne se moque pas de ses maîtres impunément, et j'ai été assez sage pour ne pas dire un seul mot des empereurs romains. Quoi ! votre nation adorait un papegaut ! Vous donniez à ce papegaut tous les ridicules imaginables, et votre nation le souffrait! Elle était donc bien patiente?

RABELAIS.

Il faut que je vous apprenne ce que c'était que ma nation. C'était un composé d'ignorance, de superstition, de bêtise, de cruauté et de plaisanterie. On commença par faire pendre et par faire cuire tous ceux qui parlaient sérieusement contre les pape- gauts et les cardinaux. Le pays des Welches, dont je suis natif, nagea dans le sang ; mais dès que ces exécutions étaient faites, la nation se mettait à danser, à chanter, à faire l'amour, à boire et à rire*. Je pris mes compatriotes par leur faible; je parlai de boire, je dis des ordures, et avec ce secret tout me fut permis. Les gens d'esprit y entendirent finesse, et m'en surent gré ; les gens grossiers ne virent que les ordures, et les savourèrent; tout le monde m'aima, loin de me persécuter.

LUCIEN.

Vous me donnez une grande envie de voir votre livre. N'en auriez-vous point un exemplaire dans votre poche ? Et vous, Érasme, pourriez-vous aussi me prêter vos facéties ?

( Ici Érasme et Rabelais donnent leurs ouvrages à Lucien, qui en lit quelques morceaux, et, pendant qu'il lit, ces deux philosophes s'entretiennent.)

RABELAIS, à Érasme.

J'ai lu vos écrits, et vous n'avez pas lu les miens, parce que je suis venu un peu après vous. Vous avez peut-être été trop ré- servé dans vos railleries, et moi trop hardi dans les miennes; mais à présent nous pensons tous deux de même. Pour moi, je ris quand je vois un docteur arriver dans ce pays-ci.

1. Voyez les Conseils raisonnables à M. Bergier, paragraphe 23.

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