Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/442

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Nous nous mîmes à table après avoir baisé la robe de madame la comtesse, selon l’usage. M.  Needham parla beaucoup de vous ; il fit votre éloge, car si la diversité de vos religions vous divise, la conformité de vos mérites vous réunit. Vous savez qu’à dîner la conversation change toujours d’objet ; on parla de Mlle  Clairon[1], de la loterie, de la compagnie des Indes de France, des Anglais, et de l’Amérique. Monsieur le comte daigna nous lire une grande lettre qu’il avait reçue de Boston ; en voici le précis :

« Nous conclûmes dernièrement la paix avec la nation des Savanois. Une des conditions était qu’ils nous rendraient de jeunes garçons anglais, et de jeunes filles qu’ils avaient pris il y a quelques années ; ces enfants ne voulaient pas revenir auprès de nous. Ils ne pouvaient se détacher de leurs chefs savanois. Enfin le chef des tribus nous ramena hier ces captifs tous parés de belles plumes, et nous tint ce discours :

« Voici vos fils et vos filles que nous vous ramenons ; nous en avions fait les nôtres ; nous les adoptâmes dès que nous en fûmes les maîtres. Nous vous rendons votre chair et votre sang ; traitez-les avec la même tendresse que nous les avons traités ; ayez pour eux de l’indulgence, quand vous verrez qu’ils ont oublié parmi nous vos mœurs et vos usages. Puisse le grand génie qui préside au monde nous accorder la consolation de les embrasser quand nous viendrons sur vos terres jouir de la paix qui nous rend tous frères ! etc. »

Cette lettre nous attendrit tous. M.  Needham s’étonna que tant d’humanité pût animer le cœur des sauvages. « Pourquoi les appelez-vous sauvages ? dit monsieur le comte. Ce sont des peuples libres qui vivent en société, qui pratiquent la justice, qui adorent le grand Esprit comme moi. Sont-ils sauvages parce que leurs maisons, leurs habits, leur langage, leur cuisine, ne ressemblent pas aux nôtres ?

— Ah, monseigneur ! dit Needham, vous voyez bien qu’ils sont sauvages, puisqu’ils ne sont pas chrétiens, et qu’il est impossible qu’ils aient tenu un discours si chrétien sans un miracle. Je suis persuadé que ce chef des Savanois était quelque jésuite irlandais déguisé, qui leur a porté les lumières de la foi. La nature humaine elle seule n’est pas capable de tant de bonté sans le secours d’un missionnaire. Ou c’était un jésuite qui parlait ; ou Dieu, par un miracle spécial, a illuminé tout d’un coup ces barbares. Com-

  1. Elle avait quitté le théâtre en avril 1765, et, vers la fin de juillet suivant, elle était venue passer quelque temps à Ferney. (Cl.)