Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome25.djvu/515

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
505
DU CHEVALIER DE LA BARRE.

Il y avait dans Abbeville, petite cité de Picardie, une abbesse[1], fille d’un conseiller d’État très-estimé ; c’est une dame aimable, de mœurs très-régulières, d’une humeur douce et enjouée, bienfaisante, et sage sans superstition.

Un[2] habitant d’Abbeville, nommé Belleval, âgé de soixante ans, vivait avec elle dans une grande intimité, parce qu’il était chargé de quelques affaires du couvent : il est lieutenant d’une espèce de petit tribunal qu’on appelle l’élection, si on peut donner le nom de tribunal à une compagnie de bourgeois uniquement préposés pour régler l’assise de l’impôt appelé la taille. Cet homme devint amoureux de l’abbesse, qui ne le repoussa d’abord qu’avec sa douceur ordinaire, mais qui fut ensuite obligée de marquer son aversion et son mépris pour ses importunités trop redoublées.

Elle fit venir chez elle dans ce temps-là, en 1764, le chevalier de La Barre, son neveu, petit-fils d’un lieutenant général des armées, mais dont le père avait dissipé une fortune de plus de quarante mille livres de rentes : elle prit soin de ce jeune homme comme de son fils, et elle était prête de lui faire obtenir une compagnie de cavalerie ; il fut logé dans l’extérieur du couvent, et madame sa tante lui donnait souvent à souper, ainsi qu’à quelques jeunes gens de ses amis. Le sieur[3] Belleval, exclu de ces soupers, se vengea en suscitant à l’abbesse quelques affaires d’intérêt.

Le jeune La Barre prit vivement le parti de sa tante, et parla à cet homme avec une hauteur qui le révolta entièrement. Belleval résolut de se venger ; il sut que le chevalier de La Barre et le jeune d’Étallonde, fils du président de l’élection, avaient passé depuis peu devant une procession sans ôter leur chapeau : c’était

  1. Mme  de Brou, abbesse de Willencourt ; voyez la lettre à d’Alembert, du 21 novembre 1774.
  2. Dans l’édition de 1775, on lit :

    « Un nommé Saucourt, espèce de jurisconsulte d’Abbeville, était ulcéré contre cette dame, parce que lui ayant demandé pour son fils une demoiselle riche et de qualité, pensionnaire dans ce couvent, elle l’avait mariée à un autre. Ce Saucourt venait encore de perdre un procès contre un citoyen d’Abbeville, père d’un des jeunes gens qui furent impliqués dans l’horrible aventure du chevalier de La Barre. Saucourt cherchait à se venger. Il avait tout le fanatisme du capitoul de Toulouse David, principal assassin des Calas, et il joignait l’hypocrisie à ce fanatisme. Madame l’abbesse avait fait venir chez elle, etc. »

    Nicolas-Pierre Duval, sieur de Soicourt, était lieutenant particulier, assesseur criminel en la sénéchaussée de Ponthieu et siége présidial d’Abbeville. (B.)

  3. Voici le texte de 1775 :

    « Le sieur Saucourt commença d’abord par accuser le chevalier, auprès de l’évêque d’Amiens, de s’être habillé en fille dans le couvent. Il sut que le chevalier, etc. » (B.)