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DU CHEVALIER DE LA BARRE.

l’indulgence qu’on doit à des enfants mineurs, qui ne sont accusés ni d’un complot, ni d’un crime réfléchi ; le procureur général[1] versé dans la jurisprudence, conclut à casser la sentence d’Abbeville : il y avait vingt-cinq juges, dix acquiescèrent aux conclusions du procureur général ; mais des circonstances singulières, que je ne puis mettre par écrit, obligèrent les quinze autres à confirmer cette sentence étonnante[2], le 4 juin 1766.

Est-il possible, monsieur, que, dans une société qui n’est pas sauvage, cinq voix de plus sur vingt-cinq suffisent pour arracher la vie à un accusé, et très-souvent à un innocent[3] ? Il faudrait dans un tel cas de l’unanimité ; il faudrait au moins que les trois quarts des voix fussent pour la mort ; encore, en ce dernier cas, le quart des juges qui mitigerait l’arrêt devrait, dans l’opinion des cœurs bien faits, l’emporter sur les trois quarts de ces bourgeois cruels, qui se jouent impunément de la vie de leurs concitoyens sans que la société en retire le moindre avantage.

La France entière regarda ce jugement avec horreur. Le chevalier de La Barre fut renvoyé à Abbeville pour y être exécuté. On fit prendre aux archers qui le conduisaient des chemins détournés[4] : on craignait que le chevalier de La Barre ne fût délivré sur la route par ses amis ; mais c’était ce qu’on devait souhaiter plutôt que craindre.

Enfin, le 1er juillet de cette année, se fit dans Abbeville cette exécution trop mémorable : cet enfant fut d’abord appliqué à la torture. Voici quel est ce genre de tourment.

Les jambes du patient sont serrées entre des ais ; on enfonce des coins de fer ou de bois entre les ais et les genoux, les os en sont brisés. Le chevalier s’évanouit, mais il revint bientôt à lui, à l’aide de quelques liqueurs spiritueuses, et déclara, sans se plaindre, qu’il n’avait point de complices.

On lui donna pour confesseur et pour assistant un dominicain[5] ami de sa tante l’abbesse, avec lequel il avait souvent soupé dans le couvent. Ce bon homme pleurait, et le chevalier le consolait. On leur servit à dîner. Le dominicain ne pouvait manger. « Prenons un peu de nourriture, lui dit le chevalier ;

  1. C’était Guillaume-François-Louis Joly de Fleury, frère d’Omer de Fleury.
  2. Les premières éditions portaient : « ..... étonnante, le 5 juin de cette année 1766 ; » ce qui était une faute : l’arrêt du parlement est du 4 juin. (B.)
  3. Voyez lettre à d’Alembert, du 29 octobre 1774.
  4. On le fit passer par Rouen. Il était dans une chaise de poste, au milieu de deux exempts, et escorté de plusieurs archers, déguisés en courriers.
  5. Le P. Bosquier.