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COMMENTAIRE SUR LE LIVRE

damné par défaut qu’au cas que la dette soit avérée ; mais s’il est question de sa vie, on peut le condamner par défaut quand le crime n’est pas constaté. Quoi donc ! la loi aurait fait plus de cas de l’argent que de la vie ? Ô juges ! consultez le pieux Antonin et le bon Trajan ; ils défendent que les absents soient[1] condamnés.

Quoi ! votre loi permet qu’un concussionnaire, un banqueroutier frauduleux ait recours au ministère d’un avocat; et très-souvent un homme d’honneur est privé de ce secours ! S’il peut se trouver une seule occasion où un innocent serait justifié par le ministère d’un avocat, n’est-il pas clair que la loi qui l’en prive est injuste ?

Le premier président de Lamoignon disait contre cette loi que « l’avocat ou conseil qu’on avait accoutumé de donner aux accusés n’est point un privilége accordé par les ordonnances ni par les lois : c’est une liberté acquise par le droit naturel, qui est plus ancien que toutes les lois humaines. La nature enseigne à tout homme qu’il doit avoir recours aux lumières des autres quand il n’en a pas assez pour se conduire, et emprunter du secours quand il ne se sent pas assez fort pour se défendre. Nos ordonnances ont retranché aux accusés tant d’avantages qu’il est bien juste de leur conserver ce qui leur reste, et principalement l’avocat qui en fait la partie la plus essentielle. Que si l’on veut comparer notre procédure à celle des Romains et des autres nations, on trouvera qu’il n’y en a point de si rigoureuse que celle que l’on observe en France, particulièrement depuis l’ordonnance de 1539[2] ».

Cette procédure est bien plus rigoureuse depuis l’ordonnance de 1670. Elle eût été plus douce, si le plus grand nombre des commissaires eût pensé comme M. de Lamoignon.

Le parlement de Toulouse a un usage bien singulier dans les preuves par témoins. On admet ailleurs des demi-preuves, qui au fond ne sont que des doutes : car on sait qu’il n’y a point de demi-vérités ; mais à Toulouse on admet des quarts et des huitièmes de preuves. On y peut regarder, par exemple, un ouï-dire comme un quart, un autre ouï-dire plus vague comme un huitième ; de sorte que huit rumeurs qui ne sont qu’un écho d’un bruit mal fondé peuvent devenir une preuve complète ; et c’est à peu près sur ce principe que Jean Calas fut condamné à la roue[3]. Les lois romaines exigeaient des preuves luce meridiana clariores.

  1. Digest., loi I, lib. XLIX, tit. xvii, de Requirendis vel Absentibus damnandis ; et loi V, lib. XLVIII, tit. xix, de Pœnis. (Note de Voltaire.)
  2. Procès-verbal de l’ordonnance, page 163. (id.)
  3. Voyez tome XXIV, pages 365-408 ; et dans le présent volume, page 18.