Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome26.djvu/417

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« Je ne nie pas que la mer ne se soit avancée trente et quarante lieues dans le continent, et que des atterrissements ne l’aient contrainte de reculer. Je sais qu’elle baignait autrefois Ravenne, Fréjus, Aigues-Mortes[1], Alexandrie, Rosette, et qu’elle en est à présent fort éloignée. Mais de ce qu’elle a inondé et quitté tour à tour quelques lieues de terre, il ne faut pas en conclure qu’elle ait été partout. Ces pétrifications dont on parle tant, ces prétendues médailles de son long règne, me sont fort suspectes. J’ai vu plus de mille cornes d’Ammon dans les champs, vers les Alpes. Je n’ai jamais pu concevoir qu’elles aient renfermé autrefois un poisson indien nommé nautilus, qui, par parenthèse, n’existe pas. Elles m’ont paru de simples fossiles tournés en volutes, et je n’ai pas été plus tenté de croire qu’elles avaient été le logement d’un poisson des mers de Surate que je n’ai pris les conchas Veneris pour des chapelles de Vénus et les pierres étoilées pour des étoiles. J’ai pensé avec plusieurs bons observateurs que la nature, inépuisable dans ses ouvrages, a pu très-bien former une grande quantité de fossiles, que nous prenons mal à propos pour des productions marines. Si la mer avait, dans la succession des siècles, formé des montagnes de couches de sable et de coquilles, on en trouverait des lits d’un bout de la terre à l’autre, et c’est assurément ce qui n’est pas vrai ; la chaîne des hautes montagnes de l’Amérique en est absolument dépourvue. Savez-vous ce qu’on répond à cette objection terrible ? Qu’on en trouvera un jour. Attendons donc au moins qu’on en trouve.

« Je suis même tenté de croire que ce fameux falun de Touraine[2] n’est autre chose qu’une espèce de minière : car si c’était un amas de vraies dépouilles de poissons que la mer eut déposées par couches successivement et doucement dans ce canton, pendant quarante ou cinquante mille siècles, pourquoi n’en aurait-elle pas laissé autant en Bretagne et en Normandie ? Certainement si elle a submergé la Touraine si longtemps, elle a couvert à plus forte raison les pays qui sont au delà. Pourquoi donc ces prétendues coquilles dans un seul canton d’une seule province ? Qu’on réponde à cette difficulté.

« J’ai trouvé des pétrifications en cent endroits ; j’ai vu quelques écailles d’huîtres pétrifiées à cent lieues de la mer. Mais j’ai vu aussi sous vingt pieds de terre des monnaies romaines, des anneaux de chevaliers, à plus de neuf cent milles de Rome,

  1. Voyez, tome XI, la note 1 de la page 4.
  2. Voyez le chapitre xvi de l’ouvrage Des Singularités de la nature.