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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


nous n’entreverrons jamais la moindre possibilité d’en imaginer seulement une cause physique. Pourquoi ? c’est que le nœud de cette difficulté est dans le premier principe des choses.

Il en est de ce qui agit au dedans de nous comme de ce qui agit dans les espaces immenses de la nature. Il y a dans l’arrangement des astres et dans la conformation d’un ciron et de l’homme un premier principe dont l’accès doit nécessairement nous être interdit. Car si nous pouvions connaître notre premier ressort, nous en serions les maîtres, nous serions des dieux. Éclaircissons cette idée, et voyons si elle est vraie.

Supposons que nous trouvions en effet la cause de nos sensations, de nos pensées, de nos mouvements, comme nous avons seulement découvert dans les astres la raison des éclipses et des différentes phases de la lune et de Vénus ; il est clair que nous prédirions alors nos sensations, nos pensées et nos désirs résultants de ces sensations, comme nous prédisons les phases et les éclipses. Connaissant donc ce qui devrait se passer demain dans notre intérieur, nous verrions clairement, par le jeu de cette machine, de quelle manière ou agréable ou funeste nous devrions être affectés. Nous avons une volonté qui dirige, ainsi qu’on en convient, nos mouvements intérieurs en plusieurs circonstances. Par exemple, je me sens disposé à la colère, ma réflexion et ma volonté en répriment les accès naissants. Je verrais, si je connaissais mes premiers principes, toutes les affections auxquelles je suis disposé pour demain, toute la suite des idées qui m’attendent ; je pourrais avoir sur cette suite d’idées et de sentiments la même puissance que j’exerce quelquefois sur les sentiments et sur les pensées actuelles que je détourne et que je réprime. Je me trouverais précisément dans le cas de tout homme qui peut retarder et accélérer à son gré le mouvement d’une horloge, celui d’un vaisseau, celui de toute machine connue.

Dans cette supposition, étant le maître des idées qui me sont destinées demain, je le serais pour le jour suivant, je le serais pour le reste de ma vie ; je pourrais donc être toujours tout-puissant sur moi-même, je serais le dieu de moi-même[1]. Je sens assez

  1. Ce raisonnement nous paraît sujet à plusieurs difficultés. 1o  Ce pouvoir, si l’homme venait à l’acquérir, changerait en quelque sorte sa nature ; mais ce n’est pas une raison pour être sûr qu’il ne peut l’acquérir. 2o  On pourrait connaître la cause de toutes nos sensations, de tous nos sentiments, et cependant n’avoir point le pouvoir, soit de détourner les impressions des objets extérieurs, soit d’empêcher les effets qui peuvent résulter d’une distraction, d’un mauvais calcul. 3o  Il y a un grand nombre de degrés entre notre ignorance actuelle et cette connais-