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LE PHILOSOPHE IGNORANT.


de rochers, de glace, de sable, d’eaux, de cristaux, de minéraux informes, tout y obéit à la gravitation et aux lois de l’hydrostatique. Le Chaos n’a jamais été que dans nos têtes, et n’a servi qu’à faire composer de beaux vers à Hésiode et à Ovide.

Si notre sainte Écriture a dit que le Chaos[1] existait, si le Tohu-bohu[2] a été adopté par elle, nous le croyons sans doute, et avec la foi la plus vive. Nous ne parlons ici que suivant les lueurs trompeuses de notre raison. Nous nous sommes bornés, comme nous l’avons dit[3], à voir ce que nous pouvons soupçonner par nous-mêmes. Nous sommes des enfants qui essayons de faire quelques pas sans lisières : nous marchons, nous tombons, et la foi nous relève.


XV. — Intelligence.

Mais, en apercevant l’ordre, l’artifice prodigieux, les lois mécaniques et géométriques qui règnent dans l’univers, les moyens, les fins innombrables de toutes choses, je suis saisi d’admiration et de respect. Je juge incontinent que si les ouvrages des hommes, les miens même, me forcent à reconnaître en nous une intelligence, je dois en reconnaître une bien supérieurement agissante dans la multitude de tant d’ouvrages. J’admets cette intelligence suprême sans craindre que jamais on puisse me faire changer d’opinion. Rien n’ébranle en moi cet axiome : « Tout ouvrage démontre un ouvrier[4]. »


XVI. — Éternité.

Cette intelligence est-elle éternelle ? Sans doute, car soit que j’aie admis ou rejeté l’éternité de la matière, je ne peux rejeter

  1. Luc, XVI, 26.
  2. Voyez le commencement de la Bible enfin expliquée.
  3. Question VII, page 51.
  4. La preuve de l’existence de Dieu, tirée de l’observation des phénomènes de l’univers, dont l’ordre et les lois constantes semblent indiquer une unité de dessein, et par conséquent une cause unique et intelligente, est la seule à laquelle M. de Voltaire se soit arrêté, et la seule qui puisse être admise par un philosophe libre des préjugés et du galimatias des écoles. L’ouvrage intitulé Du Principe d’action (voyez ci-après), contient une exposition de cette preuve à la fois plus frappante et plus simple que celles qui ont été données par des philosophes qu’on a crus profonds parce qu’ils étaient obscurs, et éloquents parce qu’ils étaient exagérateurs. On pourrait demander maintenant quelle est pour nous, par l’état actuel de nos connaissances sur les lois de l’univers, la probabilité que ces lois forment un système un et régulier, et ensuite la probabilité que ce système régulier est l’effet d’une volonté intelligente ? Cette question est plus difficile qu’elle ne paraît au premier coup d’œil. (K.)