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DISCOURS

C’était mal prendre ses précautions : puisqu’il craignait que les hommes ne l’attaquassent dans le ciel, à plus forte raison devait-il les appréhender sur la terre. À l’occasion de cette confusion des langues, Moïse ni aucun autre prophète n’a parlé de la cause de la différence des mœurs et des lois des hommes, quoiqu’il y ait encore plus d’oppositions et de contrariétés dans les mœurs et dans les lois des nations que dans leur langage. Quel est le Grec[1] qui ne regarde comme un crime de connaître charnellement sa mère, sa fille, et même sa sœur ? Les Perses pensent différemment ; ces incestes ne sont point criminels chez eux. Il n’est pas nécessaire, pour faire sentir la diversité des mœurs, que je montre combien les Germains aiment la liberté, avec quelle impatience ils sont soumis à une domination étrangère ; les Syriens, les Perses, les Parthes, sont au contraire doux, paisibles, ainsi que toutes les autres nations qui sont à l’orient et au midi. Si cette contrariété de mœurs, de lois, chez les différents peuples, n’est que la suite du hasard, pourquoi ces mêmes peuples, qui ne peuvent rien attendre de mieux de l’Être suprême, honorent-ils et adorent-ils un être dont la providence ne s’étend point sur eux ? Car celui qui ne prend aucun soin du genre de vie, des mœurs, des coutumes, des règlements, des lois, et de tout ce qui concerne l’état civil des hommes, ne saurait exiger un culte de ces

  1. Il faut ou qu’on ait altéré le texte de Julien, ou qu’il se soit trompé : car il était permis aux Grecs d’épouser leurs sœurs consanguines, et non pas leurs sœurs utérines. Il n’était point du tout permis chez les Perses d’épouser sa mère, comme Julien le dit. C’était un bruit populaire, accrédité chez les Romains pour rendre plus odieux les Persans, leurs ennemis. Jamais les Romains ne connurent les mœurs persanes, parce qu’ils n’apprirent jamais la langue. Ils avaient des notions aussi fausses sur les Perses, que les Italiens en eurent sur les Turcs au xvie siècle.

    Mais le raisonnement de l’empereur est très-concluant. Si Dieu a été assez indigne de la divinité pour n’aimer que la horde juive, pour ne vouloir être servi, être connu que par elle, les autres nations ne lui doivent rien. Elles sont en droit de lui dire : Régnez sur Issachar et sur Zabulon ; nous ne vous connaissons pas. C’est un blasphème horrible, de quelque côté qu’on se tourne.

    Il est certain que la Providence a pris le même soin de tous les hommes, qu’elle a mis entre eux les différences qui viennent du climat, qu’elle a tout fait ou que tout s’est fait sans lui. Dieu est le Dieu de l’univers, ou il n’y a point de Dieu. Celui qui nie la Divinité est un insensé. Mais celui qui dit : « Dieu n’aime que moi, et il méprise tout le reste, » est un barbare détestable et l’ennemi du genre humain. Tels étaient les Juifs ; et il y a bien paru. Les chrétiens, qui leur ont succédé, ont senti, malgré leurs absurdités, toute l’horreur de ce système. Pour diminuer cette horreur, ils ont dit : Tout le monde sera chrétien. Pour y parvenir ils ont prêché, persécuté, et tué. Mais ils ont été exterminés, chassés de l’Asie, de l’Afrique, et de la plus belle partie de l’Europe. Les Arabes et les Turcs ont vengé, sans le savoir, l’empereur Julien. (Note de Voltaire.)