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564 PETITES HARDIESSES

Charles d'Anjou fit accroire à son frère que le roi de Tunis voulait se faire chrétien, et qu'il n'attendait que l'armée française pour déclarer sa conversion : saint Louis partit sur cette étrange espérance.

Il voulait de Tunis aller vers la Palestine ; il n'y avait plus de chrétiens dans ce triste pays, nul reste de ces multitudes innom- brables, sinon quelques esclaves qui avaient renoncé à leur religion.

Le fameux Bondocdar \ autrefois l'un des émirs qui avaient le plus servi aux défaites de saint Louis, était soudan de Damas, de la Syrie, et de l'Egypte. Ses armées montaient, dit-on, à trois cent mille hommes : il avait toujours été vainqueur. Nos chroniqueurs en parlent comme d'un brigand; tous les Orientaux le regardent comme un héros égal aux Saladin, aux Omar et aux Alexandre.

C'était contre ce grand homme que saint Louis avait le cou- rage d'aller combattre sur les ossements de deux millions de croisés morts en Syrie, avec une faible armée, déjà découragée par les défaites de celles qui l'avaient précédée. Il n'eut pas le malheur de parvenir jusqu'à Bondocdar, il mourut de la peste, sur les sables de l'Afrique, et laissa son royaume dans la désola- tion et dans la pauvreté. Quels sentiments doit-il inspirer? Il faut le révérer à jamais, le chérir, l'admirer, et le plaindre -.

Nous avons parlé des guerres de ce prince infortuné : parlons des lois de ce prince juste. On lui attribue une Pragmatique- sanction, et les Établissements qui portent son nom. Mais com- ment n'avons-nous pas, du moins, une copie authentique et lé- gale de ces deux fameuses pièces, quand nous en avons de ses simples ordonnances? Comment peut-on croire que saint Louis

1. N.-B. Velly, dans son Histoire de France, fait dire à ce Bondocdar « qu'il aimait mieux un petit nombre de gens sobres qu'une multitude d'efféminés, vils esclaves plus propres à briller dans l'obscurité des tavernes et des ruelles que dans les nobles champs du dieu Mars». Il n'est guère probable qu'un soudan ait tenu un tel discours ; qu'il ait parlé du dieu Mars, des tavernes et des ruelles, que les musulmans ne connaissaient pas. Il n'y avait point chez eux de tavernesy encore moins de ruelles. L'abbé Velly lui prête son langage, ou plutôt le langage des écrivains des charniers, du temps de Louis XIII. Il y a des morceaux bien faits dans Velly; on lui doit des éloges et de la reconnaissance, mais il faudrait avoir le style de son sujet : et pour faire une bonne histoire de France, il ne suf- firait pas d'avoir du discernement et du goût, il faudrait assembler longtemps tous ses matériaux à Paris, et aller faire imprimer son ouvrage en Hollande. {Note de Voltaire.)

2. Velly dit que « saint Louis songeait à rendre son fils Philippe digne du premier sceptre du monde ». Cela n'est pas poli pour l'empereur, ni pour l'im- pératrice de Russie, ni pour le Grand Seigneur, ni pour le Grand Mogol, ni pour l'empereur de la Chine. Le sceptre de la France était un très-beau sceptre, mais la modestie l'aurait embelli encore. (Id.)

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