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FRAGMENTS HISTORIQUES SUR L’INDE,

La prise du comte d’Estaing, au commencement du combat, pouvait entraîner la perte de la petite armée qui, après avoir surpris La ville Noire, était surprise à son tour. Le général, accompagné de toute cette noblesse française dont nous avons parlé, rétablit l’ordre. On poussa les Anglais jusqu’à un pont établi entre le fort Saint-George et la ville Noire. Si le général eût été secondé, on eût pu couper toute la garnison anglaise, et le fort serait resté sans défense. Le chevalier de Crillon seul courut avec une petite troupe à ce pont, où il tua cinquante Anglais ; on y fit trente-trois prisonniers, on resta maître de la ville.

L’espérance de prendre bientôt le fort Saint-George, ainsi que l’avait pris La Bourdonnaie, anima tous les officiers ; et, ce qui est singulier, cinq ou six mille habitants de Pondichéry accoururent à cette expédition, quelques-uns pour piller, d’autres par curiosité, comme on va à une fête. Les assiégeants n’étaient composés que de deux mille sept cents Européans d’infanterie, et de trois cents cavaliers. Ils n’avaient que dix mortiers et vingt canons. La ville était défendue par seize cents Européans et deux mille cinq cents cipayes[1] : ainsi les assiégés étaient plus forts d’onze cents hommes. Il est reçu dans la tactique qu’il faut d’ordinaire cinq assiégeants contre un assiégé. Les exemples d’une prise de ville par un nombre égal au nombre qui la défend sont très-rares : réussir sans provisions est plus rare encore.

Ce qu’il y eut de plus triste, c’est que deux cents déserteurs français passèrent dans le fort Saint-George. Il n’est point d’armées où la désertion soit plus fréquente que dans les armées françaises[2], soit inquiétude naturelle de la nation, soit espérance d’être mieux traité ailleurs. Ces déserteurs paraissaient quelquefois sur les remparts tenant une bouteille de vin dans une main et une bourse dans l’autre ; ils exhortaient leurs compatriotes à les imiter. On voyait pour la première fois la dixième partie d’une armée assiégeante réfugiée dans la ville assiégée.

Le siége de Madras, entrepris avec allégresse, fut bientôt regardé comme impraticable par tout le monde. M. Pigot, mandataire de la compagnie anglaise et gouverneur de la ville, promit cinquante mille roupies à la garnison si elle se défendait bien ; et il tint parole. Celui qui récompense ainsi est mieux servi que celui qui n’a point d’argent. Cependant le comte de Lally avait

  1. Voyez page 127.
  2. Voltaire parle avec quelque détail de la désertion dans sa lettre au comte de Lewenhaupt, du mois de janvier 1774.